Selon Laura Lévi Makarius (1), la violation des interdits,
qui se place « au centre de l'activité magique et rituelle des sociétés
tribales », établirait le rôle majeur du trickster et aiderait à
mieux comprendre le caractère ambigu de sa personnalité. De nombreux historiens,
ethnologues, psychologues, mythologues, folkloristes ont étudié le cas
problématique de cette figure du trickster,
sans oublier certains artistes ou écrivains qui l’ont évoqué et représenté dans
leurs œuvres.
buste romain de Janus, Musée du Vatican |
Mais d’abord, qu'est-ce qu'un trickster ? C'est à l’origine un héros mythique
— et par voie de transmission, un personnage de légende, de folklore plus ou
moins apparenté — qui se caractérise, comme nous l'avons dit, par une nature contradictoire, en ce sens que le héros
fait tantôt figure de créateur, de démiurge, tantôt de pitre, de bouffon, se
montrant aussi avisé qu’inconséquent, impulsif que calculateur. Cela vaut aussi
pour son aspect généralement polymorphe,
la créature se présentant selon le cas sous forme humaine ou animale, sous
l’apparence d’un homme ou d’une femme, jeune ou vieux… Hors de cette définition
sommaire et de ce portrait réducteur, nous aurons compris que cette figure
équivoque reste difficile à saisir, se voulant elle-même insaisissable.
Cette contradiction, si elle fonde la nature du trickster,
détermine aussi la particularité de ses pouvoirs, ceux-ci lui permettant
d'exercer une fonction de médiateur, d'intercesseur ou de messager, entre les
dieux et les humains. Doté, donc, de pouvoirs spécifiques, le trickster
est à même de défier les plus hautes puissances, grâce à sa ruse, sa
connaissance de la magie, de la médecine. Il fait le lien entre les deux
mondes, balançant entre loi et nature, naturel et surnaturel. Cependant, si le trickster
possède le mana, s'il est en mesure de défier les dieux, bousculer les
conventions, provoquer un retournement des valeurs, il n'est pas lui-même un
dieu omnipotent susceptible de renverser l'ordre de vie et de mort : on
lui dénie le pouvoir d'immortalité. « Il va même jusqu'à se venger sur
ceux qui lui demandent l'immortalité en les transformant en statue de pierre ».Créature
asociale, irrévérencieuse, déroutante, on ne sait jamais si sa magie prendra
une voie bénéfique ou maléfique.
Lorette Velvette, To Legba |
Ainsi que d'autres chercheurs qui font référence à ce héros transgressif
et néanmoins civilisateur (deux qualités interdépendantes), Laura Lévi Makarius
mentionne un trait d’origine commun, celui de sa naissance impure. Dans bien
des mythes, surtout parmi ceux étudiés chez les peuples natifs d’Amérique du
nord, cette impureté fait référence au sang,
qui occupe une fonction elle-même ambivalente dans les sociétés tribales
observées, donne lieu à des croyances diverses, bonnes ou mauvaises selon les
actions en cause : pour beaucoup, par exemple, l'inceste a une valeur
magique et d'une manière plus générale, parce qu'il représente un danger, un
défi, le contact avec le sang permet de s’attribuer la force, d'obtenir le
succès. Manipulations sanglantes, meurtres consanguins et autres transgressions
font entrer dans la société des redoutables sorciers. Le trickster est
capable de transcender la loi, de violer le tabou, qui est passage obligé et expédient de la magie : libre de tout préjugé, il
se tient en marge, hors de la morale courante : c’est de toute évidence un
affranchi. En tant que divinateur,
donateur de médecines, grâce aux pouvoirs qui lui sont conférés et à la
connaissance dont il est alors instruit, on vient lui demander des faveurs
(conquête amoureuse, succès à la chasse, aux jeux de hasard, faculté de guérir
les malades...). Il peut alors, selon son bon vouloir, se dévouer à la cause des
hommes (il se fait pour eux voleur de feu) ou la contrecarrer (c’est pourquoi
on le qualifie aussi de décepteur,
mot utilisé par Lévi-Strauss, formé du latin decipere, tromper). D’un côté, il a un rôle civilisateur, de
l’autre une capacité de destruction, deux forces antagonistes que nous
reconnaissons à l’œuvre dans toute société.
Le trickster fait ainsi figure de
fondateur de la vie rituelle
et cérémoniale de sa société.
Si le trickster est profanateur, dans les mythes ou
contes de la création, ses actions les plus graves sont en général contrebalancées
par des effets comiques, situations au cours desquelles il peut ridiculiser ou
se faire ridiculiser. Il agit à la façon de « qui perd gagne », en
« joueur de tours » (traduction littérale à laquelle il convient
d’ajouter une nuance de malice), ce qui est loin de constituer un cas isolé
puisque dans la plupart des cultures, on reconnaît cet esprit farceur dans
diverses figures : Renart (Zorro en espagnol), qui viole la louve Hersent et
commet quantité de tours pendables, possède indéniablement des traits communs
avec le trickster, mais sur cette
scène tragi-comique, on peut ajouter à la distribution des rôles, à divers degrés
d’importance, le Compère Lapin
martiniquais (2), Petit Bodiel le lièvre
peul de la savane, Nanabozo, le Grand
lièvre algonquin (pour ne rester que chez les cuniculés et lagomorphes) et
multiplier les exemples... Nous pourrions tout aussi bien remonter le temps et
désigner Thot, Hermès comme étant les moules antiques dans lesquels ont été
fondus ces « produits dérivés ». Mais cette prolifération finit
inévitablement, si on n’y met pas un frein et bon ordre, par devenir inquiétante,
aussi labyrinthique que vertigineuse ! Une telle étude, patiente et rigoureuse
(et rémunérée) serait pourtant très instructive. Sur le thème, je me
contenterai d’évoquer quelques figures, qu’il faudrait classer, comparer, analyser
en détail, pour mieux définir leurs différences et niveaux de parenté. C’est
pourquoi je sacrifie là, en survol, à une vue générale, craignant de m’abîmer moi-même
dans un vortex cérébral.
Jean Fouquet Gonella, bouffon de la cour de Ferrare
|
Le fripon divin, appelé
également trickster, est une figure
appartenant aux mythes des indiens winnebagos. A la fois trompeur et trompé,
malfaisant et bienfaiteur, on retrouve ce personnage sous des allures et des
noms différents dans une grande partie des tribus nord-amérindiennes…/… A
partir d’un récit transmis en 1912 par l’indien Blowsnake, Paul Radin propose
dans cet ouvrage (publié pour la première fois en 1958) une analyse du trickster fondée sur un triple regard :
lui même en fournit une approche ethnologique alors que Charles Kerenyi compare
ce mythe aux mythes gréco-romains et C.G. Jung un rapide éclairage propre à la
psychanalyse…./… Jung fait également référence à Hermès-Mercure mai il cite aussi
les figures du clown, du bouffon et du Chamane (médecine man). Pour lui, le
fripon constitue un "psychologème", une "figure psycho-archétypique et
archaïque" (3).
Le trickster est bien nommé, car il
connaît le trick, le tour essentiel de la magie, et c'est cela
qui lui permet de jouer des tours et de rire, et de faire rire
aux dépens des autres.
Ces histoires ne sont pas sans rappeler notre Roman de Renart avec une dimension
sexuelle et scatologique nettement exacerbée et c’est le même personnage rusé
et aimant à jouer des tours aux autres êtres vivants qui est parfois humilié en
se faisant prendre à son propre piège.
L'existence du héros mythique défini sous le nom de trickster, dont on a d'abord considéré
l'origine amérindienne, s’est depuis élargie à la sphère océanienne et à
certaines parties du continent africain. Il est vrai que sur ces trois aires
géographiques, ôtée la part d’interprétation propre à chacune d’entre elles, les
traits fondamentaux du trickster sont
étonnamment similaires, voire identiques dans leurs fonctions. Certains chercheurs dissocient
néanmoins le trickster, héros
mythique des tribus amérindiennes, de ce qu’ils nomment par ailleurs le décepteur des contes africains. La
nuance est probablement justifiée, quoiqu’elle ne change pas grand-chose au
fond de l’affaire…
représentation de Napi, trickster des indiens Blackfoot |
Dans presque tous les contes africains d’animaux figure un personnage
qui se définit par son mode d’action : la ruse. Tablant sur des défauts de
caractère qu’il connaît bien — stupidité, gourmandise, vanité lâcheté — il
tournera en ridicule un adversaire qui eût dû l’écraser facilement, car
lui-même est une créature insignifiante, apparemment la plus faible de toutes. Sa
faiblesse suffirait à distinguer le Décepteur africain de son homologue
américain : le Trickster indien est un chef ou un grand ancêtre dont les
aventures se placent dans le temps mythique, alors que celles du Lièvre
soudanais ou de l’Araignée, si elles sont éternelles, appartiennent la vie
quotidienne. On retrouve par tout le continent les mêmes ruses, la même
intrigue attribuées au Lièvre (Soudan et Afrique du Sud) au Chacal ou à l’écureuil (frontières de l’Afrique
blanche et chez les Hausa), l’Araignée toilière (zone atlantique), la Tortue (Cameroun,
Afrique centrale) ou l’Antilope naine (Afrique centrale)...
Alan Dundes (professeur d’anthropologie et de
folklore) fait état des nombreux contes africains exploitant le thème de la
fausse amitié où le Décepteur est puni par ses pairs pour rupture de contrat
pour avancer l’hypothèse d’une différence fondamentale de structure avec les
contes du Trickster américain : ce dernier viole un interdit qui porte son
châtiment en soi. Mais le Décepteur africain connaît souvent pareille
mésaventure où, voulant imiter le comportement d’autrui sans en avoir les
moyens, il trouve inévitablement sa punition.
Denise Paulme, Typologie
des contes africains du Décepteur (4)
De nombreux peuples autochtones d’Amérique du nord, possédaient
en effet leur propre trickster, notamment
les Algonquins et tribus reliées, de même les Iroquois, les Sioux :
NANABOZO chez
les Ojbiwés ou Menominees, WADJUNKAGA chez les Winnebagos, NAPI chez les
indiens Blackfoot, WISAKA chez les Sauks ; pour les Iroquois, JOSKEHA ; pour
les Sioux : NIÇAHA chez les Arapahos, HEYOKA chez les Lakotas ou encore
SITONSKI chez les Assiniboines… La liste n’est pas exhaustive, loin de là. L’un
des plus importants étant sans doute Nanabozo (également connu sous les
noms de Nanabozho, Winabozho ou encore Nanabush), esprit
farceur ayant généralement l'apparence d'un lapin, dans la mythologie des
Anishinaabe, et en particulier chez les tribus Ojibwés, plus grande nation
autochtone d'Amérique du Nord.
Sous
cet aspect, il est tantôt connu sous le nom de "Michabou" (le "grand lapin" ou le "grand lièvre") tantôt sous celui
de "Chi-waabooz" (le "gros lapin"). Il a été envoyé sur
terre par Gitche Manitou pour enseigner les Ojibwés et une de ses premières
missions fut de nommer toutes les plantes et tous les animaux. Nanabozo est
considéré comme le fondateur de la Midewiwin (société qui réunit les "medecine-men",
initiés de la religion secrète des indiens)
statue de Eshu |
Nanabush the trickster |
Pierrette Désy, Amérique du Nord – Mythes et
rites amérindiens (5)
Sur le continent d'Océanie, en Nouvelle-Zélande, en
Polynésie, on reconnaît les mêmes fonctions de trickster à MAUI ; chez les Aborigènes d’Australie, il répond
au nom de BAMAPANA, dieu profanateur et obscène, qui commet l’inceste. Enfin,
sur le continent d'Afrique, lui sont associés LEGBA dans l’actuel Bénin (ex-Dahomey)
et son homologue Yoruba, ESHU-ELEGBARA (La diaspora africaine étant importante,
Legba devient Papa Legba dans le vaudou haïtien et, comme on
n'arrête pas un iwa (esprit), Elegba
se retrouve à Cuba et Eshu au Brésil).
Certains animaux, comme nous l’avons vu, représentent souvent
un dédoublement du héros mythique, notamment Nanabush ou Menebuch, le grand
Lièvre des indiens Winnebagos.
Bip Bip et Vil Coyote |
C’est aussi le cas du coyote dans la religion apache, où
l'animal se distingue par un comportement inapproprié, sans respect des
convenances. Notons à ce sujet que les indiens respectaient le coyote tandis
que les américains, non contents de l’avoir persécuté dans la réalité, en font
un animal de cartoon ridicule (une
contradiction de plus !). Par le jeu de la métamorphose, ces
personnifications donnent le pouvoir de tromper et d'enfreindre les règles
(mais aussi d'en payer les conséquences). En revanche, dans les contes
africains, le Décepteur est toujours un animal, procédé de mise à distance servant
plutôt de critique sociale.
Ces personnifications, qu'elles soient humaines ou/et
animales, composent un répertoire d’inventions immense, protéiforme, et donc difficile
à cerner : des mythes originels aux contes traditionnels, sans oublier les
greffons issus des créations littéraires, des arts et traditions populaires
(Till l’Espiègle, Nasr-Eddin Hodja, Arlequin, Puck) le type du trickster,
du joueur de tours, du fripon, du rusé compère, du trompe-la-mort, n'a cessé de
se manifester sous de multiples aspects, révélant toutefois des traits d’identification
assez constants, malgré les nombreux colorants, édulcorants et autres produits
de synthèse… Au premier abord, d’une figure à l’autre, on peut mettre en doute
certains amalgames, mais il y a toujours quelque part un fil qui les relie, qui
puise ses racines au plus profond de la psychologie humaine, sans distinction ethnique.
Till l'Espiègle |
Loki, le dieu nordique |
Loki est beau et splendide d’apparence, mauvais
de caractère, très changeant dans son comportement. Plus que les autres êtres,
il possédait cette sagesse qui est appelée rouerie, ainsi que les ruses
permettant d’accomplir toutes choses. Il mettait constamment les dieux dans les
plus grandes difficultés, mais il les tirait souvent d’affaire à l’aide de
subterfuges.
L’Edda (traduction de François-Xavier
Dillmann)
Qu'en est-il alors du trickster,
de ce fou farceur, obscène, dans nos sociétés modernes occidentales ?
I like America and America likes me
action de Joseph Beuys, New York 1974 |
Dans plusieurs de ses actions, sculptures, objets, l’artiste
allemand Joseph Beuys, instruit de l’ancienne culture amérindienne, a utilisé à
différentes reprises les figures emblématiques du lièvre et du coyote (animaux morts ou
vifs).
À la suite de Beuys, le mythe du trickster
s’est plus récemment introduit dans l’art et sa problématique est devenue même une
composante essentielle dans le travail d’un groupe d’artistes des années 1990. Jean-Philippe
Uzel témoigne de cette présence dans l’art autochtone au nada (6).
Dans un article, J.J. Sutherland (7) le définit comme l’expression
blanche américaine d’un ancien archétype, à l’exemple d’autres tricksters célèbres :
Titiana et Bottom Sir Edwyn Landseer |
le farfadet Puck, dans le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, l’araignée Anansi des contes d’Afrique de l’ouest,
le Roi des singes dans la culture
chinoise, tous personnages échappant aux conventions de leur société, et
souvent à la réalité elle-même.
Bugs Bunny est lui-même un avatar d’un personnage plus ancien, appelé Br’er Rabbit (contraction de Brother Rabbit), personnage central dans les histoires de l'Oncle Remus du sud des États Unis. C'est un trickster qui arrive à ses fins en se servant de sa tête plus que de ses muscles, malmenant les figures d'autorité, et qui interprète à sa guise les normes sociales.
L'histoire de Br'er Rabbit est liée à
la fois aux cultures africaine et cherokee. Sa source nous renvoie aux tricksters traditionnels africains,
notamment au lièvre, figure emblématique des contes de l'Ouest, du Sud et du
Centre du continent. Cela nous rappelle également en France les histoires
amusantes (et parfois cruelles) de Benjamin Rabier…
Pour conclure ce dossier en perpétuelle évolution, redonnons la parole à Laura Levi Makarius, dans un dernier effort de clarification :
L'ambivalence et les contradictions qui
imprègnent les récits du trickster ne proviennent pas, comme le croyait
Paul Radin, d'une incapacité à différencier le vrai du faux, le bien du mal, le
bénéfique du malfaisant – mais d'une situation génératrice d'ambivalence et de
contradictions qui s'est configurée dans la société et dont le mythe du trickster
est l'expression.
Pour en savoir plus : sources utilisées ou mentionnées
1. Laura Levi Makarius, Le mythe du trickster
(Revue de l'histoire des religions, année 1969, vol.175)
2. Marcel Goldenberg, Nature et culture dans les contes populaires du Compère Lapin en Martinique
(Parallèles,
N°1, novembre, Fort-De-France, 1964)
3. Radin, Kerenyi,Jung, Le fripon divin
(Monde sensible et sciences sociales)
4. Denise Paulme, Typologie des contes africains du Décepteur
(Cahiers d’études africaines,
vol.15, N°60)
5. Pierrette Désy, Amérique du nord - Mythes et rites amérindiens
Textes publiés dans Dictionnaire
des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde
antique, sous la direction d’Yves Bonnefoy, Tome I, pp. 18-31 et pp.
514-520; Tome II, 1999-2003. Paris : Flammarion, Éditeur, 1999, 1014 pp.
Collection : Mille et une pages.
6. Jean-Philippe Uzel, Les objets trickster dans l’art contemporain autochtone au Canada
7. J.J. Sutherland, Bugs Bunny, The trickster, Américan style
c est extra et passionnant merci
RépondreSupprimerc est passionnant merci
RépondreSupprimerMerci M. Lanternois.
RépondreSupprimerJe me dis qu'il faudrait peut-être aller plus loin.... Il y a matière !
Merci pour votre commentaire
LL