Œuvre unanimement louée (Prix Femina 1968), élevée
rapidement au rang de classique de la littérature, objet de multiples études, L’œuvre au noir de Marguerite
Yourcenar (Marguerite Antoinette Jeanne Marie Ghislaine Cleenewerck de
Crayencour, de son vrai nom, première femme élue académicienne en 1980), fait
partie de ces livres de référence qui peuvent être longuement boudés, pâtissant
de leur réputation, dont la lecture se trouve reportée indéfiniment pour des
raisons mal motivées, sous prétexte par exemple que le livre restera de toute
façon disponible en librairie et en bibliothèque (on est curieux du rare, en
recherche du singulier, sans penser qu’il y a des trésors du commun qui
réunissent aussi ces deux qualités). Si les conditions de son achat ou de son
emprunt ne l’exigent, il faut que les circonstances s’y prêtent. Et si on ne se
donne pas volontairement l’occasion de se procurer ce livre, on se dit que
l’occasion nous sera vaguement donnée, un jour, de mettre un terme à cette
situation d’attente confuse, qui est — nous en sommes bien conscients et
quelque peu honteux — un état d’injuste relégation. Et voilà qu’un voyage en
train, un autre espace d’occupation
et de diversion, concourent enfin à
l’acte de lecture (il est vrai qu’il y a, dans le choix de nos lectures, un de
ces secrets points de convergence, portés par différents échos et canaux).
Votre lièvre précieux,
un peu paresseux par nature, ne fera pas ici un résumé ni un commentaire de L’œuvre au noir de Marguerite
Yourcenar, toutes choses que les lecteurs intéressés pourront, en l’occurrence,
trouver aisément, rapidement et abondamment. Il suffit de dire que le destin
personnel de Zénon Ligre, personnage du roman et penseur de la Renaissance (lequel
possède bien des points avec Giordano Bruno) est fondamental et universel (et
toujours brûlant d’actualité). Cherchant à éveiller votre attention sur le
fond, le meilleur moyen est de faire entendre la voix de Marguerite Yourcenar :
En complément, il y a un bref passage du livre que votre lièvre précieux, pour des raisons évidentes,
aura pris soin de noter :
Il sortit, le panier au bras, comme un paysan qui va au
marché. Le chemin s’engagea bientôt dans un bocage, puis déboucha dans les
guérets. Il s’assit sur le rebord du fossé et plongea avec précaution la main
dans la corbeille. Longuement, presque voluptueusement, il caressa les bêtes au
doux pelage, à l’échine souple, aux flancs mous sous lesquels battaient à
grands coups les cœurs. Les lapereaux pas même craintifs continuaient à
manger ; il se demandait quelle vision du monde et de lui-même se mirait
dans leurs gros yeux vifs. Il leva le couvercle et les laissa prendre les
champs. Jouissant de leur liberté, il regarda disparaître dans les broussailles
les connils lascifs et voraces, les architectes de labyrinthes souterrains, les
créatures timides, et qui pourtant jouent avec le danger, désarmées, sauf pour
la force et l’agilité de leurs reins, indestructibles seulement de par leur
inépuisable fécondité. Si elles parvenaient à échapper aux lacs (1),
aux bâtons, aux fouines et aux éperviers, elles continueraient encore quelque
temps leurs bonds et leurs jeux ; leur fourrure d’hiver blanchirait sous
la neige ; elles recommenceraient au printemps à se nourrir de bonne herbe
verte. Il poussa du pied la corbeille dans le fossé.
(1) Les lacs, terme ancien qui
désignait les pièges des chasseurs, « nœud coulant utilisé pour la capture
du gibier » (Le Robert).
La promenade sur la
dune, p.252-253
Et pour conclure, à l’adresse de tous les alchimistes,
astronomes et apothicaires, il y a cette petite phrase que j’affectionne :
Qui sait si quelque comète ne finira point par sortir de nos
cucurbites ?
La conversation à
Innsbruck, p.119