Pourquoi votre lièvre précieux
ne s'est-il pas interrogé plus tôt sur ses origines sémantiques dans le cours de ses recherches
cuniculaires et mystères lagomorphiques ? Sans doute a-t-il trop souvent la tête
ailleurs, et c’est pourquoi les Sélénites amusés le qualifient de Jeannot
terrestre. Le Petit Lapin
étymologique et métaphorique illustré s'efforcera donc de retracer l'origine et l'évolution
des mots lapin et lièvre, ainsi que leurs valeurs
symboliques, représentées au moyen d'expressions imagées et locutions
proverbiales (dont certaines tombées en désuétude, mais qu’il est toujours bon
de se rappeler) ; paysage sémantique qui offre de larges perspectives, mais
que je ne serai évidemment pas en mesure de circonscrire (malgré un angle de
vision de 340°, je reste myope par devant et derrière).
Étymologie
du mot lapin
Au XVIIe siècle, lapin a définitivement remplacé l'ancien français connin, connil ou conhil (ancien provençal), issu du latin cuniculus (conejo en espagnol, coniglio en italien), éliminé à cause de la paronymie avec le dérivé de con, qui donnait lieu à de nombreuses équivoques. Le mot lapin se serait formé vers 1330, à partir de lapriel, laperiaus (pluriel, 1376), d'un radical ibéro-roman lappa "pierre plate". C'est lapereau qui a donné naissance à lapin, et non l'inverse, par changement de syllabe finale (1458).
On doit donc s'interroger sur le
mot lappa, "pierre plate", probablement d'origine
pré-romane, dont le sens est devenu « terrier », les lapins
établissant souvent leur repaire dans la terre couverte de pierres (hypothèse
admise, mais qui reste mystérieuse, sinon douteuse...) La localisation des premières
attestations du mot dans l'extrême nord du domaine gallo-roman, et non en
péninsule ibérique, a été expliquée par le fait qu'on y faisait probablement
commerce par voie de mer des peaux de lapin, ces animaux étant très abondants
sur le territoire ibérique. L'évolution de sens résulte d'une métonymie, du nom
du terrier à celui "d'animal de terrier". Une autre hypothèse
rattache ce mot à l'ancien français lapriel, au portugais laparo,
du latin leporellus "levreau", le petit lapin étant assimilé
au petit lièvre ; la forme lapin étant un croisement avec le verbe laper
au sens de "manger avidement".
Le leporello
est une technique de pliage et de collage des pages d'un livre permettant à
celui-ci de s'ouvrir comme un accordéon. Selon l'hypothèse courante, le mot
fait directement allusion à Leporello, valet de Don Juan qui présente à
Donna Elvira la longue liste des conquêtes de son maître, pliée en accordéon,
dans le premier acte de l'opéra Don Giovanni de Mozart. Je hasarderais
ici l'image, à titre d'étymologie populaire, du lièvre en fuite, zigzagant et
bondissant, au corps en contraction/extension (je renvoie ici à cet animal
fabuleux appelé lièvre diatonique
étymologie
du mot lIèVRE
levre,
1080 ; issu du latin leporem, accusatif de lepus. Le mot
d'origine méditerranéenne, remonterait à un substrat ibérique et n'a pas de
correspondance en indo-européen. Une deuxième voie, plus compliquée, nous est
signifiée par le plus ancien Dictionnaire
étymologique de Brachet :
Lièvre — à
l’origine levre, du latin leporem (lièvre) par la contraction
régulière de lep(ŏ)rem en lep’rem, d’où lebre par
le changement de p en b — lèvre
dans la Chanson de Roland par le
changement de b en v. Dérivés : levraut, levrette. Lévrier représente le latin leporiarus (proprement chien qui sert à
courir le lièvre, dans les textes du moyen âge : Si quis per canes leporarios feram fugaverit, lit-on dans un acte
du douzième siècle) par la contraction de lep(ŏ)rarius en lep'rarius et par le changement 1° de p en v ; 2° de arius en ier.
L'étymologie moderne de lièvre,
contrairement à celle de lapin, est curieusement brève (et dans le
deuxième cas, assez alambiquée !) En définitive, que pouvons-nous retenir
de l'ensemble de ces informations ? Que lièvre est issu du latin leporem/lepus,
mots qui sont eux-mêmes peu éloignés de lapin, lui-même issu, en
dernière hypothèse, d'une source latine/méditerranéenne leporellus
"levreau", le petit lapin étant assimilé au petit lièvre (famille
commune des léporidés). Au final, il nous semble comprendre qu'à partir
du moment où la langue française a décidé de rejeter l'ancienne forme connil/cuniculus
de lapin, pour les raisons que l'on sait, un rapprochement s'est opéré
avec la source latine leporem/lepus de lièvre, prenant support
d'une origine commune pour une fin distincte. Mais je ne suis pas suffisamment
savant pour en affirmer la valeur réelle et en démontrer la véracité... Une
dernière précision importante, que je découvre pour la circonstance : on
dit du lièvre qu’il vagit, mais qu’à la différence de celui-ci, le lapin
clapit.
Sources
bibliographiques :
Dictionnaire
culturel en langue française, sous la direction de Alain Rey (Le Robert,
2005)
Dictionnaire
étymologique de la langue française, sous la direction de Oscar Bloch et
Walther von Wartburg (PUF, 2002)
VALEURS SYMBOLIQUES
► CHASTETÉ & FÉCONDITÉ, LUXURE & PROLIFÉRATION
C'est à partir du XVIIe siècle que
le lapin, petit mammifère très prolifique, récupérant une partie des valeurs
symboliques du lièvre, a développé quelques motifs métaphoriques : le
féminin lapine a commencé à s'appliquer à une femme particulièrement
féconde, qui fait beaucoup d'enfants. Le terme de lapinisme est par la
suite également employé (en Belgique avant 1950) pour désigner, au-delà du
couple, la fécondité excessive d’un peuple.
Où nos femelles vagabondes, Autant que lapines fécondes,
Puissent promptement remplacer Ceux que le fer a fait passer.
Scarron, Virgile travesti (1649)
Si le masculin lapin
qualifiait d'abord un homme gaillard, actif, résolu (1790), spécialement dans
l'argot militaire (1809), la fécondité de l'animal a inspiré son emploi dans un
contexte érotique, d'abord dans l'argot du collège (1858) puis dans
l'expression populaire chaud lapin (1928), probablement favorisée par
l'existence antérieure de la locution chaud de la pince (1866), de même
sens, où pince représente — on s’en sera douté — le membre viril.
►RAPIDITÉ & VÉLOCITÉ
La référence à la rapidité de
l'animal poursuivi par les chasseurs a suscité courir comme un lapin (1809). Pour plus de précision, le
lapin a une vitesse de course inférieure à celle du lièvre, plus grand et plus
musclé (40 km/h pour le premier, 70 km/h pour le second).
►MÉMOIRE
Avoir une mémoire de lièvre, qui se perd en courant.
C’est avoir une très
mauvaise mémoire, oublier très promptement. — On disait autrefois mémoire de connil (de lapin). En voici
l’explication de Laurent Joubert, tirée de ses Erreurs populaires :
« Le connil, dit-il, a la mémoire si courte que, ne se souvenant pas du
danger qu’il vient de courir, il retourne à son gîte, d’où on l’a fait lever
auparavant, et c’est pourquoi on tient suspect le cerveau de cet animal… »
Dictionnaire
étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions
proverbiales de la langue française, P. M. Quitard, 1842
Nous sentons plus
que jamais que la mémoire est dans le cœur ; car, quand elle ne nous vient
point de cet endroit, nous n'en avons pas plus que les lièvres.
Sévigné, 9 sept. 1671
► INQUIÉTUDE & COUARDISE, VIGILANCE & INGÉNIOSITÉ
Être peureux comme un lièvre, être fort peureux.
Le lièvre fuit,
n'attaque pas. On pourrait le considérer comme un animal paisible, qui ne vise
qu'à assurer sa protection, mais l'homme interprète cette attitude comme un
signe de lâcheté – lâcheté envers qui ? Le chasseur armé ? Déjà, dans
le Roman de Renart (XI-XIIe siècles), le lièvre s’appelle
Couart. Cette réputation est donc très ancienne et les exemples sont
nombreux :
Mon secrétaire a grand peur du
tonnerre ; malgré tout son mérite, je lui vois le tempérament d'un lièvre.
Maintenon, Lettres
Quand la couardise
supposée n’est que méfiance légitime. Mais les exemples sont nombreux :
Un capitaine qui n'ose rien
tenter, qui a peur de son ombre comme un lièvre.
Fénelon
Comme
un lièvre inquiet glisse hors de son gîte / Peureux, le cœur timide et les yeux
en éveil.
Anna de Noailles, Les éblouissements
Rendons
ici justice à William Shakespeare qui, dans un de ses poèmes, parle du lièvre
en meilleurs termes :
Et
quand tu auras débusqué un lièvre myope, remarque comme ce pauvre animal, pour
échapper à sa situation malheureuse, sait courir plus vite que le vent, et avec
quel soin, en des milliers de zigzags, il va de-ci de-là dans sa fuite :
les nombreuses brèches par lesquelles il passe sont comme un labyrinthe pour la
confusion de ses ennemis […] La crainte rend ingénieux.
William Shakespeare, Venus et Adonis, Les
poèmes (traduction Y. Bonnefoy)
►CUNICULICIDE
Si les lièvres avaient
des fusils, on n’en tuerait pas tant.
« Proverbe usité
parmi les chasseurs, pour dire que l’assurance et la hardiesse à la chasse, et
par extension dans certaines affaires, en font principalement le succès. »
Dictionnaire
étymologique, historique et anecdotique des proverbes et des locutions
proverbiales de la langue française, P. M. Quitard, 1842
Le coup du lapin.
Illustre la façon dont
on tue un lapin en l'assommant par un coup derrière la tête (expression attestée
vers 1850, rabbit punch en anglais),
geste qui entraîne – si la chose est bien faite – la mort par lésion du bulbe
rachidien, que ma Maman appelait, reconnaissant l’aspect déloyal de la
manœuvre, le coup du Père François.
Pour clore ce sujet, on
ne dépèce pas un lièvre, on l'écorche. Ma Maman, encore elle, le "dépiautait", mais laissait à l'animal écorché ses petits chaussons
au bout des pattes.
Derrière la
vitre pendaient les lapins roses, écartelés, le ventre ouvert sur leur gros
foie – exhibitionnistes, martyrs crucifiés, offerts en sacrifice à la
convoitise des ménagères.
Alina Reyes, Le
boucher.
► SANTÉ & BEAUTÉ
Quand on mange du lièvre, on est beau sept jours de suite.
Cette considération est tirée de Pline et de son Histoire
naturelle. Elle tient sans doute au rapprochement des mots lepus, leporis (lièvre) et lepos,
leporis (grâce, agrément). On prétend
par voie associative que la consommation de la chair du lièvre rend le teint
fleuri et vermeil, et donne de la beauté. Le sang du lièvre passait aussi pour
avoir des effets vivifiants.
Isabeau, lundi m’envoyastes
Un lievre, & un propos nouveau,
Car d’en manger vous me privastes,
En me voulant mettre au cerveau
Que par sept jours je serois beau
Resvez-vous ? avez-vous la fievre ?
Si cela est vray, Isabeau,
Vous ne mangeastes jamais lievre.
Clément
Marot, Épigramme CCXLII
► MANIGANCES
Lancer un lièvre, le faire partir de
son gîte.
Cela signifie soulever une
difficulté.
Nous avons combattu et battu vos
ennemis : ils avaient lancé deux lièvres, l'un en contrariété d'arrêt par
une requête au grand conseil, l'autre par une requête civile.
Sévigné, 531
► OPPORTUNITÉ
Lever le lièvre ou un lièvre.
être le premier à faire quelque
ouverture, à proposer quelque chose dont les autres ne s'étaient point avisés.
Cela ressemble assez à l'expression sortir un lapin de son chapeau,
faire apparaître une chose (idée, projet) au moment où on s'y attend le moins.
► TROMPERIE
Bailler le lièvre par l'oreille.
Amuser quelqu'un, le leurrer, le
tromper.
Me bailla gentiment le lièvre par
l'oreille.
Régnier, Satires
► EFFICACITÉ
Prendre le lièvre au corps.
Aller directement à ce qui est
essentiel, locution tirée du lévrier qui saisit le lièvre par le corps.
Je vous aime par bien des raisons,
mais surtout parce que vous m'aimez ; celle-là est fort pressante, et
prend le lièvre au corps.
Sévigné, 578
► HARCÈLEMENT
Mener une vie de lièvre.
Être poursuivi, harcelé, tourmenté.
Je menai, comme on dit, une vie de
lièvre pendant huit jours.
Lesage, Histoire d'Estevanille Gonzalez,
surnommé le garçon de bonne humeur
► INDIGENCE
Gentilhomme à lièvre, gentilhomme
qui avait peu de revenu, et qui était réduit à vivre de sa chasse. Nous ne
sommes pas loin du braconnier.
Le gentilhomme à lièvre, qui va
chasser chez ses voisins sans en être prié, et qui chasse moins pour son
plaisir que pour le profit.
Buffon, Oiseaux
► CONVOITISE
Courir le même lièvre.
Ambitionner la même place,
rechercher la même femme, etc.
Nous sommes ici tous trois dans le
même équipage, nous y faisons tous trois la même chose, et peut-être
courons-nous tous trois le même lièvre.
Dancourt, Charivari, scène 5
► IMPUDENCE
Vouloir prendre les lièvres au son
du tambour.
Entreprendre ouvertement et avec
éclat ce qui se devrait faire en cachette et adroitement.
► RÉVÉLATION
C'est là que gît le lièvre.
C'est là le secret, le nœud de
l'affaire. Formé à partir de l'ancienne expression latine hic jacet lepus, "ici se trouve la difficulté", devenu
plus familièrement : "voilà le hic".
►AVIDITÉ, CUPIDITÉ
Il ne faut pas courir deux lièvres à la fois ; qui court deux
lièvres n'en prend aucun.
c'est-à-dire quand on poursuit deux
affaires à la fois, on s'expose à ne réussir ni dans l'une ni dans l'autre.
Oh dame ! on ne court pas deux
lièvres à la fois.
Racine, Les plaideurs
►DU VOYAGEUR
CLANDESTIN au RENDEZ-VOUS MANQUé
En lapin. Poser un lapin.
Se disait, à Paris, d'un voyageur
qui occupe la place à côté du cocher.
Moi, j'ai une place auprès du
cocher, en lapin, comme cela se dit.
Picard, les Oisifs, scène 23
Par allusion aux cages exiguës dans
lesquelles on entasse les lapins, le mot a désigné un voyageur pris en
surnombre dans les voitures publiques (1783), d'où au XIXe siècle un voyageur
dont le déplacement n'est pas inscrit à un compteur et dont le conducteur
empoche les six sous (1876).
Ce sens argotique qui n'est plus
d'usage est à l'origine de l'ancienne locution faire cadeau d'un lapin à une
fille, "c'est-à-dire ne pas payer ses faveurs" (1878-1879),
modifiée en poser un lapin (1881), variante qui s'est répandue dans
l'usage familier avec le sens de "ne pas être au rendez-vous convenu"
(1888). Faire faux bond.