L’invention du cinématographe va ouvrir une voie nouvelle, captivante, quoique dans un premier temps, elle sera principalement mise au service de spectacles hérités de la fantasmagorie, de la féerie, récréant par le trucage d’image l’esprit de fantaisie et de merveilleux de la littérature des origines, dans des représentations qui sont plus celles d’un théâtre filmé. Du Voyage dans la lune de Georges Méliès (1902), inspiré du roman de Wells, jusqu’au film de Stanley Kubrick, 2001, l’odyssée de l’espace (1968), qui transporte le spectateur bien au-delà de notre système solaire, le cinéma s’emparera de la plupart des modèles conçus en littérature, laquelle vit ses derniers rêves de voyage sur la lune ; l’édition reste cependant abondante, mais le plus souvent de qualité médiocre : romans populaires, à caractère souvent infantile, aventures de second ordre, de plus en plus gagnées par l’illustration. Peu à peu, les récits de science-fiction vont prendre le dessus, mais la lune pâtit à présent de sa proximité, elle se banalise, et cette littérature repoussera le défi en embarquant le lecteur vers des destinations plus lointaines (Mars, Vénus), jusqu’à des planètes inconnues, de pure invention. Votre lièvre précieux, observateur et témoin (au moins d’une partie du XXe siècle), s’efforcera de ne retenir ici que les œuvres les plus importantes de ce dernier périple, en vertu d’une partialité librement assumée.
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Herbert George Wells (1866-1946)
Les premiers hommes dans la lune, 1901
Cavor, un scientifique excentrique et Bedford, un aventurier, se rendent sur la lune à bord d’un astronef en métal non soumis aux lois de l’apesanteur. À proximité de la lune, ils évoquent la possibilité de rencontrer des habitants… L’un imagine des espèces d’insectes, quelque chose dans le genre des fourmis, des êtres vermiformes, absorbant de l'air solide comme les lombrics mangent de la terre, ou des monstres à la peau épaisse… ou plus probablement d’autres sortes de créatures sans équivalent terrestre.
En fait, ils découvrent rapidement que la lune abrite une vie végétale, sous la forme de petits corps ovales, qui auraient pu passer pour de très petits cailloux :
Et voici qu'un d'abord, un autre ensuite, avait remué, puis craqué, et l'encoche ainsi faite laissait voir une mince ligne de vert jaunâtre qui se projeta au-dehors pour rencontrer l'ardent encouragement du soleil matinal. Un moment, ce fut tout ; puis, voilà que remua et éclata un troisième !
C’est une semence, dit Cavor.
À la vie végétale fait place la vie animale : des troupeaux de "veaux lunaires", suivis par l’apparition d’effrayants Sélénites, sortes de fourmis géantes et intelligentes :
Il n'y avait ni nez ni expression ; c'était une surface luisante, dure et invariable, avec des yeux en saillie.
Les voyageurs sont frappés par leur horrible manque d'expression ou plutôt l'horrible manque de changement d'expression :
Quand on voyait cette tête-là, on se figurait être soudain regardé par une machine. Cette chose indicible se dressait là, nous examinant… Il y avait une bouche incurvée vers le bas, comme une bouche humaine qui guette férocement… Le cou sur lequel cette tête reposait en équilibre était articulé en trois endroits, presque à la façon des courtes jointures d'une patte de crabe.
Bedford revient sur terre à bord de son astronef, tandis que Cavor est resté sur la Lune. Wells semble clore ici son histoire des Premiers hommes sur la Lune, mais, l’histoire reprend…
Cavor découvre pour finir l’existence d’un Maître de la Lune, le Grand Lunaire, qui gouverne la société des Sélénites :
Son cerveau pouvait mesurer plusieurs mètres de diamètre… comme si le Grand Lunaire eût été une étoile, et un halo l'encerclait.
Cavor entreprend de discuter avec le Grand Lunaire des différents modes de gouvernements sur Terre, mais aussi des guerres irrationnelles que se livrent les hommes. Dans un dernier message adressé à la Terre, le savant prend conscience de la folie de ces révélations. Son dernier message fait craindre sa disparition organisée par les Sélénites qui craignent une invasion des hommes…
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Paul Scheerbart (1863-1915)
La grande révolution. Un roman lunaire (1902)
éditions Insel-Verlag (non traduit en français)
Annonçant les activités de la cybernatation mondiale (partagée entre You Tube, My Space et Google Earth) et la chanson de David Bowie Sons of the Silent Age, La grande révolution raconte l’histoire des citoyens de la lune, qui passent leur temps à observer la Terre, et à suivre les débats intellectuels des humains grâce à des télescopes hyperperfectionnés. Comme nous — lorsque nous avons la curiosité malsaine d’observer un talk-show avec des chroniqueurs politiques et culturels —, les "Lunaires" n’ont pour les Terriens que du mépris. Ils se reposent en fumant des fleurs et se reconstituent en s’allongeant dans une grotte (un bulbe pousse et s’extrait de leur tête, laissant leur corps pourrir, en formant une nouvelle enveloppe charnelle). Insensible aux charmes de la délectation morose, un sage leur demande de varier leur sujet d’observation : ils partent alors à la découverte de l’autre côté de la Lune, et découvrent que celle-ci est un immense morceau de verre.
Pacôme Thiellement, Perdus / Trouvés - Anthologie de littérature oubliée (Monsieur Toussaint Louverture, 2007)
Il existe des romans de lui qui de loin ressemblent à un Jules Verne, mais à la différence de Verne, chez qui les véhicules les plus extravagants ne transportent à travers l’espace que de petits rentiers français ou anglais, Scheerbart s’est demandé en quelles créatures tout à fait nouvelles, aimables et curieuses, nos télescopes, nos avions et nos fusées transformeront l’homme d’hier… (extrait de Expérience et pauvreté, Walter Benjamin, Œuvres II)
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Gustav Meyrink (1868-1932)
Les quatre frères de la lune. Un document (1916)
Gustav Meyrink, né Meyer, maître incontesté de la littérature fantastique, a écrit quelques romans devenus des classiques (Le Golem, La nuit de Walpurgis) et un ensemble de nouvelles non moins intéressantes. Dans Les quatre frères de la lune, il n’est pas question de voyage spatial mais de transport plus troublant. Les personnages ne sont pas non plus des scientifiques ou des aventuriers, plutôt des mystagogues ou divinateurs…
Le narrateur, nommé Meyrink, est un enfant trouvé (l’écrivain fut lui-même enfant illégitime d’un baron devenu ministre et d’une actrice), employé au service d’un comte de Chazal, lequel habite un château solitaire en compagnie d’une vieille gouvernante, Petronella. Meyrink, qui a soixante-dix ans au moment de sa confidence, a l’impression que son imagination a depuis toujours été bridée, et craint de devenir une machine ou un automate dépourvu de vie intérieure. Sur l’aspect du comte de Chazal, il nous renseigne :
Les traits de son visage étaient aigus ; son menton menu et saillant, sa barbiche grise qui pointait en avant lui donnaient l’air d’un croissant de lune.
Chaque été, au solstice, un autre personnage vient au château (pour 24 heures seulement) : un docteur nommé Sacrobosco Haselmayer, qui n’a "pas un poil sur le crâne, ni cils ni sourcils". Avec "une tête d’hydrocéphale, et toute molle d’apparence… comme un œuf mollet retiré de sa coquille". On y voit clairement une forme de pleine lune. Entre eux, ils parlent sans arrêt de la lune avec une excitation peu commune et passent la nuit "devant le petit étang bourbeux du château", regardant "pendant des heures le disque d’argent se refléter dans l’eau"… Le comte de Chazal prophétise :
Si les choses continuent comme nous l’espérons, au XXe siècle les gens n’auront bientôt plus guère le temps de voir la lumière du jour, tellement ils seront occupés à nettoyer, à fourbir, à maintenir en bon état et à réparer la multitude sans cesse en augmentation de leurs machines », se représentant celle-ci comme « les corps visibles des Titans enfantés par le cerveau des héros dégénérés...
La critique est féroce :
Pendant l’âge d’or, quand les hommes manquaient encore de lumières, ils croyaient uniquement à ce qu’ils pouvaient concevoir. Petit à petit vint le temps où ils ne crurent qu’à ce qu’ils pouvaient manger. Maintenant ils ont atteint le sommet de la perfection : ils ne tiennent pour réel que ce qu’ils peuvent vendre.
Entre "Frères", le comte de Chazal et le docteur Haselmayer se reconnaissent une même patrie, celle de la lune. Sont-ils plus exactement des êtres extraterrestres, des transfuges ou des terriens-fantômes ? Nous résumerons, tant la nouvelle écrite par Meyrink est dense, ouvre à de multiples analyses et interprétations. Il y est question plus précisément de se "dépouiller de son enveloppe" et de "transfiguration" (Gustav Meyrink s’intéressait aux traditions occultes, il traduisit « Le livre des morts » égyptiens, étudia la théosophie, la Kabbale, la sophiologie chrétienne et le mysticisme oriental). Par un lapsus éloquent, le comte de Chazal indique que le moment est venu pour le docteur Haselmayer de "décroître" (de prendre congé), et de lui donner rendez-vous en août 1914 chez maître Wirtzigh, date qui sera "le commencement de la grande fin" ou, selon les termes employés par l’auteur un peu plus loin, une "catastrophe de l’humanité". à la suite de cette annonce, le serviteur constate que le docteur a disparu sans laisser de trace. De nombreuses années passent... Puis, en 1914, le comte de Chazal informe son protégé qu’il doit partir en voyage à l’île Maurice, laissant celui-ci au service d’un de ses amis, maître Peter Wirtzigh (notons à ce sujet un fait curieux : nous connaissons bien l’écrivain Malcolm de Chazal, né à l’île Maurice, mais seulement en 1902, qui devait donc avoir une dizaine d’années à cette période). Le nommé Wirtzigh prend en effet la place du comte. Or, pendant qu’il s’occupe à ranger divers objets, Meyrink découvre une lampe des plus étranges et nous la décrit :
Faite en matière transparente, elle avait la forme d’une idole japonaise, les jambes croisées, la tête en verre laiteux. À l’intérieur se trouvait un serpent animé par un mécanisme d’horlogerie et de la gueule duquel s’échappait la mèche de la lampe.
Le serviteur découvre alors avec stupeur à l’intérieur de cette lampe les vêtements du docteur Haselmayer disparu. Peter Wirtzigh, le nouveau maître ressemble beaucoup à ce dernier :
Sa figure était parfaitement ronde, pareille à celle du docteur, mais tout à fait foncée...
Une autre phase de la lune, lune noire, écliptique. Entre temps, la guerre mondiale est déclarée. Le 4 septembre 1914, Peter Wirtzigh fait entrer son serviteur dans "une pièce voûtée qui ne comportait qu’une fenêtre ronde au sommet. Juste en dessous de cette ouverture, d’où la lumière tombait à pic, se trouvait une cavité en forme de conque en son milieu. Tout autour, des chaises dorées et sculptées". Après une brève cérémonie, qui fait intervenir la lampe déjà décrite, le bassin rempli d’eau pure et la conjonction de la pleine lune, la réunion des personnages, apparus magiquement, peut enfin avoir lieu : au nord, maître Wirtzigh, à l’est un inconnu (le docteur Chrysophron Zagraeus) et au sud, le docteur Sacrobosco Haselmayer. Le dernier siège à l’ouest reste un moment vide, avant que le comte de Chazal n’apparaisse, prétextant qu’il a été retenu à… L’île Maurice (le narrateur ajoute : "J’eus la notion confuse que sous ce mot-là se cachait un sens occulte et que monsieur le Comte ne se référait pas à l’île qui porte ce nom"). Il s’agit de toute évidence de l’astre lunaire, mais j’en ignore le rapport avec l’île Maurice.
Enfin, l’action se termine : une lumière aveuglante fait tout à coup éclater les sens de Meyrink, il s’entend appeler par son nom, tandis qu’un "objet pesant" tombe à terre : son propre corps. Il apprend, à l’issue d’une longue léthargie, qu’il a été nommé légataire universel de Wirtzigh, avant la surprise finale, qu’il serait inconvenant de divulguer…
Le cardinal Napellus (FMR / éditions du Panama, 2006) regroupe trois nouvelles traduites par Marcel Schneider, choisies et présentées par Jorge Luis Borges, dont celle-ci, qui fait 29 pages : l’étendue de mon résumé vous renseigne à elle seule sur l’état de ma fascination !
En introduction, Jorge Luis Borges nous dit :
À la différence du jeune Wells, son contemporain, qui cherchait dans la science la possibilité du fantastique, Gustav Meyrink la chercha dans la magie et le dépassement des artifices mécaniques.
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Edgar Rice Burroughs
La princesse de la lune (The moon maid), 1923
Le créateur de Tarzan, l'homme-singe, est également l'auteur de plusieurs séries de science-fiction, dont un Cycle lunaire, composé à l’origine de trois parties : The moon maid/The moon men/The red hawk. Toutes ces aventures sont à l’époque publiées dans ce qu’on appelle les pulp magazines [1]
C'est en 1923 que paraît le premier volet du Cycle lunaire. Comme dans le cycle de Mars et le cycle de Vénus, écrits plus tôt, là aussi tout commence par Barsoom (Burroughs désigne ainsi la planète Mars). Grâce à John Carter (un terrien projeté sur Mars à la suite d’un voyage astral), les Barsoomiens ont établi avec la Terre des contacts radio, début d'un dialogue entre les deux planètes. Dès lors, chaque peuple tentera d'envoyer un astronef vers le monde-ami. Celui de la Terre, baptisé Barsoom, s'envole, avec cinq hommes d'équipage, en direction de Mars, le jour de Noël 2025. Mais il sera forcé de se poser sur la Lune, et son équipage découvrira un univers où se côtoient merveilles et dangers. Ainsi commence une saga qui n'est pas seulement celle de la grandeur et de la déchéance de la civilisation lunaire, puis celle de la guerre entre les peuples de la Terre et de la Lune. C'est aussi le cycle d'aventures d'un nouveau héros ou, plus exactement, d'une dynastie de héros, les Julian, qui, à travers les siècles, vont écrire l'Histoire de la Terre et de la Lune, au fil de leurs affrontements avec une dynastie de fourbes, les Orthis...
Extrait de la préface du Cycle lunaire, Martine Blond
Peu de temps avant Edgar Rice Burroughs, reconnu comme le principal fondateur du genre heroic fantasy, une voie avait été ouverte par Abraham Merritt (1884-1944), auteur du Gouffre lunaire (The moon pool, 1919), qui aurait influencé Lovecraft, C. L. Moore… et toute la suite des Weird Tales…
Le titre du livre laisse supposer que l’action se déroule sur "notre" lune, mais il s’agit d’un terme générique, désignant un monde inconnu :
Sur un îlot du Pacifique une porte s'ouvre parfois sur un univers intérieur peuplé d'hommes mais aussi d'êtres non humains, précise le résumé.
[1] Les pulps, abréviation de pulp magazines, étaient des publications peu coûteuses, très populaires aux États-Unis durant la première moitié du XXe siècle. Ces magazines publiaient principalement de la fiction et les thèmes abordés étaient très divers, allant de la romance au récit fantastique, en passant par les histoires de détective et la science-fiction. Certains des personnages révélés par ces magazines sont passés, sinon à l'universalité, du moins à une notoriété internationale : Tarzan, Conan le Barbare, Doc Savage ou encore Zorro.