Géographie
L'aire
géographique principale du cycle du lièvre se situe "dans les
pays de savane de l'Ouest africain. Il part du sud Saharien et
s'étend sur les régions du même type, à travers la Mauritanie, la
Guinée, le Sénégal, la Côte d'Ivoire, le Burkina Faso (ancienne
Haute-Volta), Mali, Niger et Tchad." Cependant, l'oralité
première des contes permet d'essaimer et va bien au-delà de ces
frontières, terrestres et maritimes, le cycle du lièvre couvrant la
majeure partie de l'Afrique et suivant l'histoire de sa diaspora :
c'est ainsi qu'on retrouve les contes du lièvre en Haïti,
Martinique, Guadeloupe, en île Maurice, en Guyane et même aux
États-Unis (où ils sont devenus les contes de Brer
Rabbit, Frère Lapin).
Dans
ces vastes territoires, qui couvrent aussi des zones forestières,
les traits psychologiques du lièvre restent
identiques, mais son nom change bien sûr en fonction des pays et des
ethnies : "On le connaît surtout sous le nom de Leuk
au Sénégal, de Samba
au Mali et de Môrô
au Burkina Faso. On le voit successivement appelé Opé
(rusé) dans un conte senoufo, Foum
dans un conte bissa, Tüb-Rawa
dans un conte mossi, Idian-diémé
dans un conte dogon, Noufanganda-le
malin dans un conte
gourmantché, Zomé
dans un conte léla, N'guéré
dans un conte guinéen, Sonssani
dans un conte sénégalais, Foin
dans un conte samo, etc. On emploie aussi souvent des surnoms pour
désigner le lièvre, lesquels varient également en fonction de leur
répartition.
Conte
ancien et conte moderne
Le
conte traditionnel est évidemment le plus mal connu. Quelques
collectages et transcriptions ont commencé seulement à être
publiées vers la fin du 19e siècle et au siècle dernier.
"Anthologie nègre" de Blaise Cendrars paru en 1921 eut un
grand succès auprès du public français, mais les contes du lièvre
y sont très rares : "le recueil très fourni est intéressant,
nous dit Marcelle Colardelle-Diarrassouba, mais il reste confus..."
C'est
avec les ouvrages de Léo Frobenius et Maurice Delafosse que la
littérature orale des contes africains est véritablement mise en
valeur, mais aussi grâce au travail de mémoire d'un certain nombre
d'écrivains indigènes qui ont recueilli des contes, lesquels furent
publiés dans des revues. En ce qui concerne les contes du lièvre,
citons parmi les auteurs principaux : Birago Diop (Les Contes et
Nouveaux contes d'Amakou Koumba, 1947 et 1958), M. Guilhem (Contes et
tableaux de la savane, 1962), Senghor et Sadji (La Belle histoire de
Leuk-le-lièvre, 1963), A. Terrisse (Contes et Légendes du Sénégal,
1965)...
Le
physique et le caractère du lièvre
Parmi
les animaux des fables africaines, le lièvre se distingue par sa
vivacité physique et son caractère rusé, espiègle, malicieux. Les
deux aspects, physique et psychologique, sont en rapport étroit :
ses longues oreilles, la petitesse de son corps contribuent à son
agilité, sa qualité d'éveil et sa présence d'esprit. Birago Diop,
dans un conte, en fait un portrait amusant :
"Leuk s'en alla,
sautillant du derrière, secouant clap ! clap ! telles des sandales
de femme Peulhe, ses longues oreilles."
Cette différence de
proportion entre ses oreilles et son corps est fréquemment
soulignée, mais il y a aussi ses longues pattes et sa queue courte :
"un petit animal gris-roux au ventre blanc, léger, sautillant"
(Roland Colin), qui "galope vif" et "sautille du
derrière" (Birago Diop). Un article publié en 1948 par Thiam,
dans
Présence africaine
nous dit que les conteurs africains sont d'abord des observateurs des
comportements des animaux et que "leur allure générale
exprime un type moral". Dans le même article, l'auteur dépeint
le lièvre, en reliant justement ses caractéristiques physiques et
morales :
"
Le lièvre est la malice personnifiée. les yeux petits et vifs, ses
grandes oreilles toujours mobiles, intriguent ses compagnons. Sa
rapidité lui permet de jouer des tours aux grands animaux, puis de
disparaître avant d'être pris et châtié. On dit que son corps
tremblant et sa pose ramassée toujours prête à bondir, dénotent
l'inquiétude où il se trouve à la suite de ses ruses."
Son
art de la ruse, Lièvre le fait éprouver "à tous les animaux,
aux hommes, au roi lui-même ; et un jour, il alla jusqu'à essayer
de se mesurer à Dieu." Il défie les représentants du pouvoir
(le plus souvent tyrannique) et s'attaque à l'ignorance, mais son
meilleur et son plus fréquent faire-valoir, c'est l'hyène, animal
stupide et avide qui l'accompagne dans la plupart des contes. Du côté
des puissants, Lièvre berne "très souvent Lion, le roi des
animaux" et du côté des hommes, le roi lui-même, dont il
convoite la fille...
Lièvre
nourrit des défauts à partir de ses propres qualités et quand il
ose défier Dieu, qui le met à l'épreuve sans toutefois parvenir à
le faire échouer, celui-ci le frappe sur la tête et le renvoie en
disant :
-
Halte là ! si j'augmentais ton esprit, tu bouleverserais le monde."
Il
n'y a guère que la divinité qui puisse réprimer ses élans. Mais,
en parlant de défaut, on doit admettre que l'instrument principal de
la ruse de Lièvre, c'est le mensonge : "Lièvre est un menteur
invétéré ; l'on peut dire que dans tous les contes où il gagne -
et il gagne pratiquement toujours - il y ment une ou même plusieurs
fois. Ces mensonges font partie du stratagème qu'il invente pour se
tirer d'affaire."
Ensuite,
un des traits de caractère de Lièvre, c'est d'être "le plus
beau parleur qui soit". Et d'user de la flatterie, de manière
insistante. Pour le besoin, il ira jusqu'à voler et dans certains
contes, il peut en outre agir avec une sévérité cruelle. Voilà en
tout cas un portrait moins univoque, que Marcelle
Colardelle-Diarrassouba dresse pour nous :
"Mensonge,
flatterie, tromperie, déloyauté, vol, voilà les moyens qui
permettent à Lièvre de triompher. Nous sommes tentés d'en déduire
que Lièvre est tout simplement un individu pourri de défauts et qui
est le mal personnifié."
Ces
défauts contrebalancent ses qualités et font de Lièvre quelqu'un
d'ambivalent, qui s'adapte aux circonstances, mais dont il ne tire
pas forcément profit pour lui-même : rappelons qu'il est d'abord le
défenseur des faibles et s'il agit en mal, c'est qu'il est guidé en
cela par l'assurance du bien d'autrui (si ce n'est pour la sienne
aussi !) Le conte africain, comme beaucoup d'autres, est avant tout
moral, mais d'une moralité qui ne se veut pas rigoriste. C'est ce
qui le rapproche, comme nous le verrons ensuite, mais aussi le
distingue du Renard des fables françaises et d'autres types de héros
populaires.
Par
ailleurs, pour parvenir à ses fins, Lièvre recourt souvent à la
musique. Comme le note Senghor, "le rythme domine et anime tous
les arts africains". Ainsi, "le chant, la musique et la
danse sont un véritable don chez le lièvre". C'est un élément
de magie, un ressort du merveilleux. Mohamadou Kane écrit à ce
propos :
"C'est
le chant qui sert souvent de véhicule au merveilleux.../... C'est de
toute évidence par le chant, par le verbe poétique, la parole ayant
retrouvé sa plénitude originelle, que l'on établit la
communication et l'interpénétration entre les univers, de la
réalité et du merveilleux."
C'est
l'élément rythmique qui fonde également la structure narrative du
conte, avec ses répétitions, ses onomatopées, qui servent à
charmer et envoûter l'auditoire. Procédé commun, certes, mais très
présent bien sûr dans le corpus de contes africains.
Les
partenaires du Lièvre
Comme
nous l'avons noté, l'hyène est la principale partenaire du Rusé :
c'est un "animal de malheur, une bête nuisible (qui a la
réputation de déterrer les cadavres)". Elle n'est généralement
désignée que par des sobriquets et des appellations péjoratives :
"la noire", "celle du derrière", "la mal
abaissée", "la puanteur", "la mauvaise gueule",
etc.
"L'affreuse
bête est essentiellement sotte et goinfre ; mais elle est aussi
avide, jalouse, naïve, égoïste, fourbe, hypocrite et méchante",
nous dit Marcelle Colardelle-Diarrassouba dans son ouvrage qui sert
ici de référence. Cependant, il faut remarquer que celle-ci "est
toujours d'accord et toujours victime".
Le
lion a un statut particulier, royal et fort selon les critères
familiers, mais qui n'empêchent pas Lièvre de se jouer de ces
atouts. Beaucoup d'autres représentants de la faune africaine
apparaissent dans le Cycle du lièvre. Mentionnons quelques-uns qui
ont pour réputation d'être également malins, comme le singe Golo,
mais qui ne parviennent pas malgré cela à se hisser à la hauteur
du lièvre ; de même, "un tout petit animal qui ne doit pas
être oublié, c'est le grillon ; mais lui n'est pas l'ennemi de
Leuk, car ce tout petit-là est lui-même protecteur du faible ;
c'est lui précisément, "Sallyr-le-grillon" qui délivra
Leuk un jour qu'il était prisonnier de Bouki l'hyène et prêt à
être tué par elle."
Ce
ne sont là que quelques exemples d'animaux qui peuplent les contes
du cycle du Lièvre, où bien sûr la faune est largement
représentée. Un cas particulier est celui de l'araignée et qui a
donné naissance à un autre cycle de contes qui appartient aux zones
forestières.
Dans
les contes noirs de l'ouest africain, Roland Colin note qu'il est
"rare que Lièvre trouve son maître", mais il peut arriver
qu'il ne soit pas vainqueur. À ce sujet, l'auteur mentionne un conte
gourmantché où le lièvre est dominé par le porc-épic, en
ajoutant que "c'était la première fois". Toutefois, dans
un autre conte, d'origine mossi, rapporté par M. Guilhem, c'est
Scorpion qui l'humilie et une autre fois encore, dans un conte cette
fois senoufo, c'est la pintade, réputée elle aussi très rusée,
qui gagne la partie dans un procès qui l'oppose à Lièvre. Dans
deux autres contes, enfin, c'est l'engoulevent qui met Lièvre dans
la situation de "tel est pris qui croyait prendre".
En
conclusion, selon les mots de Marcelle Colardelle-Diarrassouba, on
peut dire que "la tradition orale a su faire de Lièvre un être
riche : il gagne, mais il est parfois vaincu ; il est bon, mais pas
toujours sans reproches ; il est le petit lièvre de la brousse au
pelage brun-roux et aux longues oreilles, mais il est aussi,
complexe, énigmatique, imparfait : toute l'image de l'homme !"
Les
leçons des contes du lièvre
Les
excès du pouvoir, la brutalité, la violence, c'est tout cet
ensemble d'arbitraire et d'autoritarisme que les contes du Lièvre
condamne, à travers ses figures les plus représentatives de la
faune dominante : le lion, l'éléphant, la panthère, le léopard,
l'hyène. Au final, ce sont les "petits" qui gagnent par
leur finesse d'esprit, à charge de revanche ou plus simplement souci
d'équilibre.
"Ce
ne sont pas seulement la Royauté et la Chefferie, dans ce qu'elles
ont de plus défectueux, qui sont attaquées, mais aussi les défauts
de l'individu lui-même."
Quand
bien même Lièvre et certains animaux réputés faibles ne
dédaignent pas employer des procédés litigieux qui pourraient les
faire basculer du côté des méchants, ceux-ci leur seront
pardonnés, au motif qu'ils doivent mettre leur infériorité
physique au profit de leur intelligence, pour leur propre défense.
Ce que R. Mercier définit comme une "attitude lucide en face de
la réalité".
La
sottise et l'ignorance sont impardonnables, de même que l'égoïsme,
l'avidité, la cupidité et la jalousie, tous ces vices qui font
l'objet de la satire, laquelle s'exerce dans les deux axes, social et
moral, visant à garantir la "bonne entente du groupe",
conformément à un "devoir de solidarité réciproque à tous
les niveaux", dans le respect de la tradition transmise par les
ancêtres. Nul doute que les contes, "genre avant tout
populaire", ont une valeur initiatique et que le Lièvre
apparaît comme un initié qui contribue à éclairer, à fonder une
"morale sociale où les vertus individuelles doivent être mises
au service de la communauté". C'est, somme toute, une vision
optimiste, une façon de voir le bon côté des choses, qui peut
passer pour naïve à nos yeux mais qui, au regard de l'histoire de
l'Afrique et de ses nombreux drames, reste essentielle pour assurer
la cohésion...
Toutes
citations extraites du livre de :
Marcelle
Colardelle-Diarrassouba, Le lièvre et l'araignée dans les contes de
l'ouest africain
(10/18, Union Générale d'éditions, 1975)
Relations
du Lièvre des contes africains avec les figures de Renard, Coyote et plus généralement du Trickster
Des
similitudes existent en effet entre ces différentes figures, mais il
faut se garder d'établir un lien d'identité trop direct entre
elles, chacune existant avec ses particularismes, selon leur origine
et les périodes de l'histoire dont elles dépendent. La figure du
Lièvre africain ne semble pas devoir être calquée sur le cas
complexe du "trickster" que j'ai pu exposer ici, qui regroupe lui-même diverses
figures car celui qu'on définit comme un "décepteur",
selon l'expression employée par Levi-Strauss, est reconnu comme un
démiurge, à la fois civilisateur et destructeur, affranchi des
dogmes, des conventions. Bien que le Lièvre puisse posséder des
qualités d'initié et user de certains procédés magiques, il
n'apparaît pas comme une créature asociale pouvant provoquer un
retournement des valeurs. Marcelle Colardelle-Diarrassouba note fort
à propos que le Lièvre, miroir de l'homme et de ses vicissitudes,
se porte finalement garant de la tradition et que "la leçon du
conte est sans doute la soumission à une hiérarchie" et que
les sujets eux-mêmes "doivent à leur tour être profondément
soumis à leur chef hiérarchique en tant que protecteur de la
communauté au sein de laquelle ils vivent". Si l'un des traits
de caractère commun entre ces personnages est bien la ruse, la
malice, il faut se rappeler que le "trickster" est autorisé
à saper l'édifice de la loi, à tout remettre en cause, selon son
bon vouloir, dans une espèce de folie anarchiste, et qu'il a d'abord
une fonction de "briseur de tabou". À moins d'être
reconnu comme nuisible et de le ridiculiser, Lièvre ne s'oppose pas
au pouvoir fondamentalement, de même qu'il ne se permet pas de
manquer de respect à la religion. C'est là une différence
marquante qui, malgré les ruses de l'intelligence communément
déployées et les écarts de conduite observés, inhérents aux
stratagèmes mis en place, conduit Lièvre à une morale sociale et
individuelle de responsabilité,
tandis que la figure du trickster est foncièrement motivée par la
transgression, le dépassement des limites. La visée n'est pas la
même, quoique dans leur nature même, ces figures agissent comme des
"aiguillons". En conclusion, le trickster ne saurait être
identifié à Robin des bois, pas plus que Leuk le Lièvre ne
s'accorde à la charge ravageuse d'un Bugs Bunny, mais que le
trickster a sans doute plus à voir avec le personnage cartoonesque
et Leuk, parallèlement, avec le redresseur de torts de la forêt de
Sherwood.
Un article de Jean-René Bourrel sur le site de l'Ecole des loisirs à propos de Leuk le Lièvre