Issu
d'une famille de fonctionnaires, d'ingénieurs et d'officiers, Robert
Musil est né le 6 novembre 1880, en Autriche. Destiné à la
carrière des armes, il l'abandonne pour des études d'ingénieur.
Puis, nanti de son diplôme, il part étudier la philosophie et la
psychologie à Berlin. En 1906, il publie son premier roman, Les
désarrois de l'élève Törless,
remarquable et remarqué.
Il
décide alors de se consacrer entièrement à la littérature, publie
deux recueils de nouvelles, deux pièces de théâtre, mal
accueillies, puis attaque une vaste fresque romanesque. En 1933, il
quitte Berlin pour Vienne. En 1938, il s'exile en Suisse, à Zurich
puis à Genève où il meurt subitement en 1942, pauvre, oublié et
sans avoir pu achever ce grand roman auquel il travaillait depuis
vingt ans : L'homme
sans qualités. Il a laissé
également un important Journal, des Aphorismes, Discours et Essais.
Les
Œuvres pré-posthumes,
publiées en 1936 et que
Musil avait lui-même réunies, sont introduites par un Avant-propos
qui explique les motivations de son auteur :
« Il
arrive que l'inédit, laissé par un écrivain soit une aubaine pour
ses lecteurs ; mais, le plus souvent, les œuvres posthumes
évoquent de façon suspecte les liquidations ou les soldes. La
faveur dont elles semblent néanmoins jouir tient peut-être à la
faiblesse, pardonnable, dont le public fait preuve à l'égard des
écrivains qui sollicitent pour la toute dernière fois son
attention. Quoi qu'il en soit, et quelque distinction qu'il faille
maintenir entre soldes et œuvres posthumes, j'ai résolu d'empêcher
la publication des miennes avant qu'il ne soit trop tard. Pour cela,
le plus sûr, que l'on en convienne ou non, est de les publier
soi-même de son vivant. »
Robert
Musil se reconnaît bien là, avec son humour « à froid »,
la distinction
naturelle de son écriture, subtilement distanciée et toujours
teintée d'ironie (notons qu'il subit à cette période une première
attaque cérébrale) et enfin la logique habituelle de ses
enchaînements, qui fait de lui, avec la précision descriptive, une
sorte « d'ingénieur » de la littérature, d'observateur
au regard acéré de la condition humaine, pouvant passer parfois
pour être quelque peu hautain.
Ce
qui intéresse plus spécialement votre lièvre
précieux, c'est l'un des
contes de la partie « Des
histoires qui n'en sont pas »,
que Musil a intitulé « Enfantine »,
lequel met en scène monsieur Pif, monsieur Paf et monsieur Pouf, qui
sont allés ensemble à la chasse, et qui vont se trouver aux prises
avec un lièvre – justement. Cette histoire recoupe d'ailleurs des
récits mythologiques (sur l'immortalité du lièvre) et traditions
folkloriques (le porteur ou la porteuse de fagot, l’œuf de lièvre
pascal). Même si elle n'est pas très longue, nous prenons ici
l'histoire (qui n'en est pas) en cours de route et en résumant
celle-ci à certains endroits, mais sans dommage pour sa
compréhension et la saveur de ses péripéties :
[…]
Comme ils descendaient au fond d'une combe, ces messieurs aperçurent
un lièvre. C'était la première bête qu'ils voyaient de la
journée : ils mirent rapidement en joue, et firent feu tous
ensemble. Monsieur Pif tira par-dessus la pointe de sa botte droite,
monsieur Pouf par-dessus celle de gauche, et monsieur Paf juste entre
les deux, parce que le lièvre était à peu près à égale distance
de chacune, tourné vers les chasseurs. Les trois coups produisirent
un tonnerre épouvantable, le menu plomb s'entrechoqua dans l'air
comme trois nuages de grêle, le sol, furieusement labouré, fuma ;
mais, quand la Nature se fut remise de ce cataclysme, on vit où
gisait le lièvre, et qu'il ne bougeait plus guère. Seulement, parce
qu'ils avaient tiré tous les trois, aucun ne savait à qui il
revenait. Monsieur Pif avait crié, de fort loin, que si le lièvre
était blessé à droite, il lui appartenait, comme ayant tiré de la
gauche ; monsieur Pouf affirmait la même chose pour l'autre
flanc ; mais monsieur Paf opina que le lièvre pouvait s'être
retourné au dernier moment, et qu'en ce cas, il faudrait décider
seulement si la blessure était dans la poitrine ou dans le dos :
car, alors, il lui appartiendrait sans conteste ! Quand ils se
furent approchés, il apparut impossible de découvrir où le lièvre
était touché : à partir de quoi la dispute redoubla
d'agressivité.
Courtoisement,
le lièvre se leva et dit : « Messieurs, puisque vous ne
pouvez vous entendre, je me permettrai de continuer à vivre. Je ne
suis tombé, me semble-t-il, que d'effroi... »
Monsieur
Pif et monsieur Pouf restèrent un instant, comme on dit, paf, ce
qui, de monsieur Paf, va sans dire. Mais le lièvre sans se laisser
décontenancer, continua. Il ouvrait de grands yeux hystériques
(sans doute parce que la mort l'avait tout de même frôlé), et
prédit aux chasseurs leur avenir :
« Si
vous me laissez la vie, messieurs, dit-il, je vous prophétiserai
votre fin. Vous, monsieur Pif, dans sept ans et trois mois déjà, la
faux de la mort, sous la forme des cornes d'un taureau, vous
fauchera ; monsieur Paf, lui, deviendra très très vieux, mais
je vois à la fin quelque chose d'infiniment désagréable, quelque
chose... ah ! Ce n'est pas facile à dire !... »
Il
s'arrêta, regarda Paf avec compassion, puis coupa court et ajouta
rapidement : « Quant à monsieur Pouf, c'est bien simple :
il s'étouffera sur un noyau de pêche. »
Les
chasseurs avaient blêmi. Le vent siffla dans les terres.
Mais,
tandis que leurs escopettes battaient encore dans le vent contre
leurs jambes, leurs doigts les rechargeaient, et de dire à
l'unisson : « Comment peux-tu connaître ce qui ne s'est
pas encore produit, menteur ! »
« Le
taureau qui doit m'embrocher dans sept ans, dit M. Pif, n'est pas
né : comment m'embrocherait-il puisqu'il peut encore ne pas
naître ? »
M.
Pouf se consola en disant : « il suffit que je m'abstienne
de pêches désormais pour faire de toi un imposteur ! »
Mais
M. Paf fit seulement : « Fi ! Fi ! »
Le
lièvre répliqua : « Ces messieurs peuvent penser ce
qu'ils veulent : cela ne leur sera d'aucun secours. »
Alors
les chasseurs firent mine de piétiner le lièvre à mort sous leurs
talons de bottes, et s'écrièrent : « Ce n'est pas toi
qui nous rendras superstitieux ! » Survint une horrible
vieille qui portait un fagot sur son dos ; les chasseurs, pour
que l'apparition ne leur fût pas dommageable, furent obligés de
cracher rapidement par trois fois.
La
vieille s'en aperçut et se fâcha, et le lièvre en profita pour
s'éclipser. Les chasseurs tirèrent sur l'animal, en vain. La
vieille femme avait aussi disparu, et il leur sembla avoir entendu un
grand rire en même temps que leurs coups de feu...
M.
Paf s'épongea le front en frissonnant.
M.
Pif proposa de rentrer.
M.
Pouf remontait déjà le coteau.
Au
sommet du coteau, il y avait une croix et ils s'y sentirent
protégés...
« Nous
nous sommes dupés nous-mêmes, dit M. Pouf, c'était un lièvre tout
à fait banal. »
« Il
a parlé pourtant », objecta M. Paf.
« Ce
ne peut être que le vent, ou le sang que le froid faisait bourdonner
dans nos oreilles », expliquèrent, sentencieux, M. Pif et M.
Pouf.
Alors
le bon Dieu de la croix de pierre murmura : « Tu ne tueras
point... »
Après
avoir tressailli, ils s'éloignèrent puis rentrèrent au village...
où ils débattirent de cette question philosophique.
« Ce
que trois personnes ensemble ont vu et entendu ne peut être en effet
un mystère ni par conséquent un miracle : tout juste un
mirage. Et les trois chasseurs de soupirer : « Dieu soit
loué ! » M. Pif soupira au-dessus de la pointe de sa
botte droite, M. Pouf au-dessus de la pointe de sa botte gauche,
parce que tous deux louchaient du côté du Dieu dans le champ, en le
remerciant à part eux de ne leur être pas réellement apparu ;
mais M. Paf, comme les deux autres regardaient ailleurs, put se
retourner vers la croix, se pincer les oreilles et conclure :
« Nous avons bu de l'eau-de-vie à jeun, aujourd'hui : ce
qu'un chasseur ne devrait jamais faire... »
« C'est
exact ! », s'exclamèrent-ils en chœur. Ils entonnèrent
une joyeuse chanson de chasse où il était souvent question de vert,
et lancèrent des pierres à un chat qui traversait illégalement les
champs à la recherche d’œufs de lièvre : maintenant, en
effet, les chasseurs n'avaient plus peur du lièvre non plus. Mais
cette dernière partie de l'histoire n'est pas attestée comme les
autres ; il y a des gens pour prétendre que les lièvres, tels
les lapins, ne pondent qu'à Pâques.
Collection
Points, éditions du Seuil
Traduction
de Philippe Jacottet