La
lune cambodgienne est une lune ambiguë. Tantôt femelle, tantôt
mâle.../... son sexe n'est pas défini une fois pour toutes.
Il
est possible que la conservation de ces deux aspects soit l'effet de
la double influence entre l'Inde, où la lune est une divinité
masculine, et la Chine, où elle est toujours féminine.
En
revanche, son caractère bénéfique est parfaitement clair :
la lune cambodgienne est généreuse.
Calendrier
personnifié, la lune ponctue les événements de la vie privée et
publique. Quand d'autres civilisations représentent symboliquement
l'astre des nuits par un fruit, un œil, une goutte, une faucille,
une barque, les artistes cambodgiens n'ont retenu d'elle que
sa lumière d'argent, fraîche comme le cristal, et qui dure neuf
cent mille ans.
Les
légendes de l'origine de la lune la relient presque toujours au
soleil, font des deux astres des frères.
Un
troisième frère apparaît généralement : Râhu, le monstre
des éclipses.
Selon
une vieille légende cambodgienne, le soleil, le feu, le tonnerre, le
vent, la pluie, l'étoile Râhu, la lune, étaient sept frères,
l'astre nocturne étant de tous le plus jeune.
Tous
invités à dîner chez un seigneur, seule la Lune mit de côté des
provisions pour sa mère, veuve et seule à la maison. Les
astres-frères voulurent s'emparer de ces réserves et un combat
s'engagea. Lune réussit à s'enfuir pour porter les gâteaux à sa
mère. Chaque fois que Lune brille, nous sommes heureux et tous les
ans nous célébrons une fête de salutations au Seigneur Lune, pour
le remercier de sa bonté, et pour honorer ses sentiments de piété
filiale.
D'autres
légendes, en lien avec les éclipses, précisent l'origine de la
lune : Soleil, Lune et Rahû y sont généralement frères, ce
dernier avalant les deux premiers et provoquant les éclipses soit
par colère inassouvie, soit par tendresse fraternelle. Il arrive
aussi que Lune et Soleil soient cités l'un après l'autre sans
aucune précision de parenté :
A
l'origine, la Terre répandait une forte odeur, semblable à celle du
caramel, et elle était plongée dans une obscurité absolue. Un
génie, attiré par cette bonne odeur, voulut manger un peu de la
Terre. Mais son corps, qui était lumineux, s'éteignit. Il fut pris
d'une grande peur. Alors le Grand Tevoda lui envoya Prah Atit, le
Soleil, pour l'éclairer le jour, et Prah Chan, la Lune dans son char
d'argent, pour l'éclairer la nuit.
Salutation
royale à la lune
Pour
la Fête "des salutations à la lune et de l'avalage de l'ambok"
(1), un prêtre venait présenter l'eau lustrale dans une conque
incrustée d'or, émaillée de vert, de blanc, de rouge et posée sur
une petite coupe d'or massif. le roi se mouillait légèrement les
paumes, levait ses mains vers la lune, puis s'humectait le visage.
Après un instant de contemplation et d'hommage, le roi aspergeait
les enfants royaux prosternés devant lui au moyen de feuilles de
phnou
(arbre Bilva, aegle
marmelos) trempées dans
l'eau lustrale.
(1)
Riz nouveau, modérément torréfié, puis écrasé au pilon alors
qu'il est encore chaud.
Le
Seigneur Lune et le peuple des campagnes
C'est
surtout dans les campagnes que le peuple khmer rend hommage à la
lune. Sur les places des villages, le plus souvent dans la cour des
monastères bouddhiques, ou simplement devant une maison, on salue le
Prah Chan, le Prah Khê, l'Auguste Lune, le Seigneur Lune.
Invocation
au Seigneur Lune
"Aujourd'hui
est le jour de la pleine lune du mois de Kadêk. Aujourd'hui dans
chaque famille, dans chaque village, on fait ce que nous faisons ici.
Nous invitons les divinités du ciel à venir prendre leur part de
ces bananes, de cet ambok grillé par nous, écrasé par nous.
Venez boire l'eau de cette noix de coco et protégez-nous, faites que
nous soyons heureux dans cette vie et que nos biens s'accroissent
entre nos mains ! Soyez notre protecteur, belle et bonne Lune,
continuez d'éclairer le monde quand le soleil s'est enfoncé à
l'ouest, afin que les ténèbres ne couvrent pas la terre !"
Les
variantes de la fête sont nombreuses et il n'est pas rare que les
bonzes des monastères bouddhiques y participent, récitant des
prières en pâli à la gloire de la lune, notamment le Chanbaret (du
pâli Canda-Parittam), psalmodié également au moment des éclipses.
Dans
la province de Kandal ont lieu en liaison avec les salutations à la
lune des courses de pirogues où prennent place des orchestres de
musique siamoise et les grands tambours sayam,
qui sont des répliques de la Fête des Eaux célébrées à
Phnom-Penh."
Interprétation
bouddhique de la fête de la lune
Les
Cambodgiens donnent de cette fête une explication toute bouddhique,
évoquant les Jâtaka ou "Renaissances", textes relatifs
aux vies antérieures du Buddah. L'un de ces textes, dont nous avons
déjà beaucoup parlé et qui fonde l'un des principales légendes du
lièvre lunaire, raconte que le Buddha se serait réincarné sous la
forme d'un lièvre et aurait donné sa vie, par compassion, à un
chasseur. Celui-ci aurait fait un vœu avant son sacrifice, celui que
son image s'imprimât dans le disque de la lune où l'on peut
actuellement le discerner, disent d'un commun accord Cambodgiens,
Laotiens et Vietnamiens. Mais cette explication se superpose au
caractère fondamental des salutations, celui d'un rite de fécondité
pour la terre et de prospérité pour les êtres humains.
Conclusion
Au
Cambodge, la lune regarde d'un même œil serein les dieux et les
hommes, épouse les uns, nourrit les autres, illumine les mondes
[...] Tantôt mâle tantôt femelle, la lune est à la base d'un
dualisme opposant des groupes sociaux, et détermina jadis les règles
dynastiques et des unions matrimoniales. La lune est cependant un
astre bénéfique, dispensateur de prospérité ; elle est associée
à la pluie, aux moissons, à la fécondité de la terre et des êtres
vivants [...] Mâle ou femelle, seigneur du ciel ou femme-serpent,
généreuse et un rien malicieuse, teintée de magie, légèrement
voilée de bouddhisme, avalée par un monstre et secourue par les
bonzes, la lune du pays khmer est une lune ambiguë, de nature
complexe, parée de toute la richesse des croyances cambodgiennes.
Tous
ces extraits sont issus/adaptés de : La Lune, croyances et rites du
Cambodge, par Eveline Porée-Maspero et Solange Bernard-Thierry
(in La Lune - mythes et rites, collection Sources orientales,
Paris, Le Seuil, 1962)