La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.
Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)
De gauche à droite : Dali, Moreno, Bunuel, Lorca et inconnu
C’est l’histoire d’un Voyage
à la Lune qui aura mis 70 ans à s’accomplir, histoire relatée en avril 1998
par Edouard Waintrop, envoyé spécial du journal Libération à Barcelone, à l’issue d’une rencontre avec l’artiste
peintre et décorateur Frederic Amat, dans le cadre du centenaire de la
naissance du poète Federico García Lorca.
Contrairement à l’écrivain madrilène Ramón Gómez de la Serna, pour qui la lune est joueuse, fantasque, assure une présence
stimulante, celle de l’andalou García Lorca est triste, coupante, funèbre, elle
est de sang et de cendre, "toute couronnée d’ajoncs" et "danse
sur la Grand-Place aux Morts" (Six
poèmes galiciens, 1931), la lune est menteuse « avec sa bouche de
serpent qui travaille avant que l’aube naisse » (Divan du Tamarit, 1940), elle porte un "gant de fumée"
et se tient "assise à la porte de ses éboulements" (Un poète à New York, 1930). Dans Romancero gitano, elle est également
marquée de duplicité, "lubrique et pure", avec des "seins
d’étain" froids et durs.
Ce Voyage à la lune est l'unique scénario
de Lorca. Il l'a écrit en réponse au Chien
andalou, car il était très en colère quand le film est sorti à Paris en
1929. Selon Amat, l’écrivain aurait déclaré à ceux qui l’entouraient : "
C'est une petite merde ", en ajoutant cette plainte : " Le chien
andalou, c'est moi. "
C’est l’histoire parallèle de trois compagnons, l’Andalou,
l’Aragonais et le Castillan — qui du Bon, de la Brute et du Truand ? — qui
se rencontrent au début des années 1920 à Madrid. Ce trio est composé
respectivement de Federico García Lorca (né en 1898), de Luis Buñuel (né en
1900) et de Salvador Dali (né en 1904) qui seront pendant ces brèves années les
trois meilleurs amis du monde.
Ils échangent des rêves,
lisent, débattent, voient des films, font la fête. L'aîné, Lorca, se demande
encore s'il va devenir musicien, écrire des poèmes ou du théâtre. Le plus
jeune, Dali, sait déjà qu'il sera peintre. Premier arrivé à Madrid, Luis Buñuel
n'a pas encore décidé de ce qu'il allait faire de sa vie.
Buñuel et Lorca sont les deux pôles les plus magnétiques de
ce triangle. Ils font partie tous les deux de L’Ordre de Tolède, fondé en 1923.
Comme Buñuel le raconte dans ses souvenirs (Mon
dernier soupir, écrit en collaboration avec Jean-Claude Carrière, Ramsay
Poche Cinéma), la décision de fonder cet ordre lui est venue après une vision
provoquée par l'absorption d'alcool. Cette vision lui est apparue en pénétrant
dans une cathédrale gothique où "il entendit des milliers d'oiseaux et
quelque chose lui dire de rentrer aux Carmélites, non pas pour devenir moine,
mais pour voler la caisse du couvent". Le but principal de l'ordre était
de se rendre le plus souvent possible à Tolède, ville considérée comme sainte
par ses membres, de manger et de boire plus de que raison, pour ensuite
déambuler dans les rues de la ville et "se mettre en état d'y recevoir les
expériences les plus inoubliables". Chaque membre devait verser dix
pesetas à la caisse commune, en d'autres termes dans la poche du fondateur, Buñuel,
qui avait pris le titre de Connétable.
Lorca, le brun homosexuel, entretient cependant une relation
passionnée avec Dali (ferveur qu’on retrouve dans son Ode à Salvador Dali écrite en 1926), mais ce dernier se borne à des
liens amicaux et artistiques. Quant à Buñuel, premier arrivé à Madrid, il est
aussi le premier à en partir. Il s’est d’ailleurs détaché de Lorca, dont il dit
ne pas aimer les poèmes (il est de plus homophobe). À Paris, l’Aragonais débute
dans le cinéma, comme assistant de Jean Epstein. À son tour, après avoir été exclu des Beaux-Arts en 1926, Dali quitte Madrid
pour Paris, où il retrouve Buñuel, qui veut diriger son propre film. Les deux
amis réunis travaillent alors sur ce qui deviendra Le chien andalou, œuvre marquante de l’histoire du cinéma :
Ce film devait d’abord
s’appeler Il est dangereux de se pencher
au dedans et rassembler un grand nombre d'images et de figures sur
lesquelles, avec Lorca, ils ont déliré à Madrid. Ainsi y verra-t-on l'âne
putrescent que l'on trouve déjà dans Le
miel est plus doux que le sang, une peinture du Dali de 1927, avant de le
retrouver ici coincé dans un piano : cette figure est liée à une polémique
contre le symbolisme espagnol, qualifié alors d'âne pourri par Buñuel. La main
coupée, le démarquage de la Liseuse de
Vermeer ou les fourmis sont d'autres icônes imaginées à l'époque du trio
madrilène.
À Paris, Dali et Buñuel se rapprochent des surréalistes et le
6 juin 1929, au studio des Ursulines, une projection du Chien andalou a lieu en présence de Picasso, Le Corbusier, Ernst,
Cocteau, Breton, Magritte, Eluard, Aragon, Man Ray, Tzara, Tanguy, Char. Lorca
se rappelle que les trois amis aimaient se qualifier de chien entre eux. Et que, dans le trio, le chien andalou,
c'était lui (Buñuel a toujours dit que le titre n'avait rien à voir avec Lorca).
Emilio Amero
Quand il débarque, le 26 juin
aux États-Unis, "Lorca était donc sûr d'être le chien andalou", celui
"qui est encore plus étrange qu'un chien vert", explique Amat. A New
York, il s'est mis à écrire un script en réponse à ses deux anciens amis. Le
cinéma était l'art de l'époque. Lorca était aussi cinglé de cinéma, fou de
Chaplin et de Buster Keaton, d'Eisenstein et de Poudovkine. Il écrit son
scénario du Voyage en deux jours et
le fait lire à Emilio Amero, un peintre et cinéaste d'avant-garde mexicain à
qui il pense confier la mise en scène. Le caractère évidemment sexuel et
sacrilège du film ne pose aucun problème à ce dernier. Il travaille à la
préparation du film, qui ne sera jamais tourné.
Lorca sera fusillé six ans plus tard, dans les premières
journées de la guerre civile, par les franquistes. A ce moment-là, Amero est
l’unique détenteur du scénario dont on tirera une version anglaise, la seule
connue pendant longtemps. Après avoir perdu toute trace du
texte original de Viaje a la luna,
celui-ci est découvert en 1989 en Oklahoma. La Bibliothèque nationale
espagnole acquiert tout de suite le manuscrit. Quelques années et embrouilles
plus tard, le film existe et c'est celui d'Amat, reconnu et estampillé autorisé par la Fondation Garcia Lorca.
Assis sur le sol, Amat étale
ses dessins, un lit blanc qui se couvre de chiffres, des 1 et des 2, qui, au
dessin suivant, se transforment en fourmis. Le tournage de ce court-métrage
muet (une vingtaine de minutes) s'est déroulé fin mars-début avril à Barcelone
(on ne sait pas encore quand il sera visible, ni où). Sur une musique du
Français Pascal Comelade, avec la ballerine Marta Carrasco, le chorégraphe Cesc
Gelabert et le montreur de marionnettes Joan Baixas. Le peintre sourit: "J'ai
demandé la lune et je l'ai obtenue".
Le Voyage vers la lune est un
film en 72 scènes poétiques, avec toute une batterie de fondus enchaînés, de
surimpressions, de passage du positif au négatif, qui sont bien de cette époque
d'expérimentations audacieuses. A première vue, c'est un film surréaliste mais,
en fait, intriquée dans le scénario, il y a une dimension biographique. Le
surréalisme n'est ici qu'un langage que l'artiste utilise pour s'exprimer.
Derrière ces images fulgurantes, il y a l'affrontement de Lorca avec son
homosexualité. Et puis une méditation sur la mort.
Extrait du film Viaje a la luna de Frederic Amat, d'après F. Garcia Lorca
Retour sur image. Votre lièvre précieux suit ses lunes
gibbeuses et acidulées : faisant le tri sélectif de son courriel quotidien,
il a promis de faire figurer ici, en réponse à l’envoi de l'image pieuse ci-jointe,
l’expression ravissante de son amie Lynda du "lapin-délice d’Alice qui
part en sucettes", expression qui aurait sans doute amusé le
Roland furieux répondant au nom de Topor, artiste multi-cartes, auteur de
textes incongrus et d’images pas sages. Furieux, non dans le sens colérique du
personnage légendaire de l’Arioste, mais pour qualifier une activité artistique
débridée, hétéroclite, à l’effet panique
(du mouvement "anti-mouvement" du même nom, en référence au dieu
Pan, qu’il créa en compagnie d’autres individus sérieux-non-sérieux comme Fernando
Arrabal et Alexandro Jodorowsky en 1962). Topor avait une faim peu commune (et
mille poires pour sa soif), pourvu d’un rire hénaurme, assumant
joyeusement ses excès de fables et défauts de correction ; il fut l’un de
ces "ogredins" polymorphe à l’humour rose et noir agrémenté de
nombreuses épices, mêlant son grain de folie à quantité de sauces, puisqu’il
fut tour à tour (et simultanément) peintre, illustrateur, dessinateur, écrivain,
poète, metteur en scène, chansonnier, acteur, cinéaste… Un éclectisme toujours
suspect aux yeux des puristes, qui bien souvent accusent ce genre de touche-à-tout de dilettantisme. Roland
Topor se moquait bien de cet aspect frigoliste, se moquant d’abord de lui-même,
endossant volontiers le rôle du moqueur moqué. Son rire hénaurme et son esprit prompt à la déconnade laissent parfois percer des accents graves de clown triste, voire
cafardeux.
Issu d’une famille juive polonaise ayant fui l’occupant nazi
(Abram Topor, le père, était lui-même artiste peintre avant de devenir
maroquinier pour nourrir sa famille), le fils Roland naît en 1938. Il étudie aux
Beaux-arts de Paris, commence à publier ses dessins en 1960 puis romans et
nouvelles à partir de 1964. Son premier livre, Le locataire chimérique (récemment réédité chez Phébus), sera magistralement adapté
au cinéma en 1976 par Roman Polanski (qui joue le rôle du personnage principal).
Dans les années 70, Topor s’intéresse au cinéma d’animation et travaille avec René
Laloux sur plusieurs courts métrages puis sur La planète sauvage, long métrage qui reçut le Prix spécial du jury à
Cannes en 1973. Il collabore également au Casanova de
Fellini, réalisant les images projetées pendant la séquence de la "lanterne magique".
Avec le réalisateur belge Henri Xhonneux, il travaille sur
la série pour enfants Téléchat en
1983 (234 épisodes seront tournés) puis avec le même réalisateur, pour le
bicentenaire de la Révolution, ce sera un film-hommage à Sade, Marquis en 1988 (avec des acteurs en
masques, aux figures animales), froidement accueilli à sa sortie, mais devenu
depuis un objet de culte. Film audacieux, singulier, servi par une grande
qualité esthétique, qui fait dialoguer le marquis de Sade avec son sexe appelé
Colin…
Roland Topor affronte tous les genres, alternant œuvres
personnelles et collectives ; à la télévision, avec la complicité notable
de Jean-Michel Ribes pour la série à sketches Palace en 1988 ; au théâtre, pour des pièces que lui-même
écrit (L’hiver sous la table, créée
en septembre 1994 au Nationaltheater de Mannheim, en Allemagne), qu’il dirige
(adaptation de Ubu roi pour le
Théâtre national de Chaillot en 1992) et bien d’autres spectacles auxquels il
contribue.
On lui doit également une remarquable illustration de Pinocchio, pour deux éditions, italienne et allemande. L’album a été
réédité par Autrement en 2008.
Roland Topor meurt en 1997 d’un accident cardio-vasculaire.
Il est enterré au cimetière du Montparnasse, quatorzième division. Il fut nommé à titre posthume "satrape" du Collège de ‘Pataphysique.
Pareil à une
comète, le chat-lune surgit parfois d’un bond, du fond de l’horizon. Nul ne
sait quand exactement. Le plus souvent, malgré sa taille phénoménale, le
chat-lune reste invisible, dormant sans doute dans un repli de l’espace, tétant
le lait de quelque sphère nourricière. Cet animal extravagant, tapi dans
l’ombre des planètes, passe évidemment pour une invention d’astrologue ou un
caprice de poète.
La cause serait
approuvée si, à l’occasion d’une nuit sans voile, répondant à un appel
mystérieux, votre fidèle félidé — minette ou minou — ne se mettait à miauler de
façon étrange et insistante, interrompant votre sommeil. D’un pas
somnambulique, vous ouvrez la fenêtre pour le congédier. Cependant, tandis que
votre animal de compagnie a subitement terminé sa sérénade, comme statufié,
vous percevez une vibration sonore, un lointain ronronnement… Levant la tête,
vous constatez que le ciel est baigné d’une lumière inhabituelle, à la fois
douce et intense, qu’il brille en vérité d’un improbable « ensoluneillement ».
Regardez bien,
observez mieux, scrutez encore… Vous distinguez alors deux grands yeux puis une
longue queue onduleuse qui s’entrelace autour de la voie lactée. Des étoiles
filantes, en traits successifs, dessinent l’orbe de ses moustaches : le
chat-lune est là, et à la faveur d’un magnifique étirement, voilà qu’il éclaire
tous les continents, guide les bateaux sur les océans, du Grand Nord au Pôle
Sud, des confins de l’Ouest jusqu’en Extrême-Orient.
Vous restez là,
ébahi, un peu tremblant, ébloui par la beauté du spectacle et l’ampleur de
votre découverte…
Le violon crisse, l’ukulele craquette, les puces dansent, grimpées
sur des échasses-allumettes… La musique du Penguin Cafe Orchestra s’échappe de la
bouteille et fait l’effet d’un élixir : malgré son animal fétiche des pays
froids, elle réchauffe instantanément le cœur et apporte une joie
communicative.
Simon Jeffes, compositeur et multi-intrumentiste, fondateur
du Penguin Cafe Orchestra, naît en
Angleterre, dans le Sussex, en 1949. Il commence à jouer de la guitare à l’âge
de 13 ans, suit des études de musique classique, délaisse assez rapidement cet
enseignement académique pour se tourner vers des domaines plus expérimentaux,
mais là aussi, il se sent contraint dans un autre genre, qu’il estime trop
cérébral, et cherche de nouvelles voies. En 1972, il commence à s’intéresser à
la musique ethnique, africaine notamment, que lui fait découvrir un ami.
Là-dessus, il s’expliquera :
Je ne voulais pas aller en
Afrique ou jouer d’instruments africains ou bien avoir un son africain… Ce qui
m’a immédiatement frappé dans cette musique, c’est une joie, une simplicité et une
pureté qui allaient droit au cœur et aux tripes.
Il trouve là une source réelle d’intérêt, une raison
profonde de composer et de jouer de la musique. Ainsi débute son projet de mettre
en valeur l’aspect profondément humain de la musique folklorique exotique, en
fusionnant celle-ci à d’autres formes musicales occidentales qu’il affectionne :
C’est très bien d’entendre ces
choses, mais cela ne devrait pas être une fin en soi.
Le but, en vérité, est de
créer sa propre musique ethnique.
De cette période précédant la naissance du Penguin Cafe Orchestra, Simon Jeffes garde
quelques bons souvenirs, dont la création de l’arrangement pour cordes de la
version de My way interprétée par Sid
Vicious. Par l’intermédiaire de Malcolm McLaren (manager des New York Dolls puis des Sex Pistols), il devient même une sorte
de conseiller musical pour les mouvements Punk
et New Wave ! Les goûts musicaux
de Simon Jeffes sont très variés, ses favoris étant (sans ordre de préférence
particulier) : Beethoven, Bach, Erik Satie, John Cage, Abba, Wilson
Pickett, Zimbabwean mbira, Cajun fiddle, Irish bagpipe, Venezuelan cuatro, West
African choral, the Rolling Stones, Stravinsky…
À l’été 1972, dans le sud de la France, Simon Jeffes est
victime d’un sévère empoisonnement alimentaire (dû à une consommation de
poisson avarié). Au cours de sa maladie, il a une vision, qui déterminera la
naissance du Penguin Cafe Orchestra :
Étendu sur mon lit, j’eus une
étrange vision : là, devant moi, il y avait un vaste édifice en béton,
semblable à un hôtel moderne ou immeuble de bureaux. Je pouvais voir l’intérieur
des pièces, chacune d’elles était en permanence balayée par un œil électronique.
Dans une chambre, vous aviez un couple faisant l’amour, sans aucune sensualité,
de manière froidement sexuelle. Dans une autre pièce, il y avait quelqu’un qui
se regardait dans un miroir, accaparé par sa propre image. Dans une autre
encore, il y avait un musicien muni d’écouteurs, entouré de matériel, de
synthétiseurs, mais tout était silencieux. C’était un endroit morne,
terriblement désolant, où chacun menait une activité, vivant en circuit fermé. Ces
gens n’étaient pas visiblement prisonniers, mais comme neutralisés, exilés au
fond d’eux-mêmes, dans un monde gris et anonyme. Et de ce fait, ils ne représentaient pas un
problème ou une menace pour l’ordre froid représenté par l’œil.
Quelques jours plus tard, cette « vision » allait
se préciser :
Alors que je prenais le soleil
à la plage, un poème soudain me vint à l’esprit. Il commençait ainsi :
« Je suis le propriétaire du Penguin Café et je m’en vais vous dire des
choses au hasard » et poursuivait en montrant combien le hasard, la
spontanéité, la surprise, l’inattendu et l’irrationnel sont précieux dans nos
vies, et que si on les supprime pour avoir une vie bien rangée, on détruit ce
qui est essentiel. Alors qu’au Penguin Café, votre inconscient a tout
simplement le droit de cité : là, il est acceptable – et tout le monde est fait ainsi. Cette
acceptation a à voir avec le fait de vivre le présent sans éprouver de crainte.
La musique du Penguin
Café, Simon la considérait, grosso modo, comme un grand OUI à la survie du cœur (un chaleureux appel à la vie) à une époque où le cœur est assailli par les
forces de la froideur, de l’obscurité et de la répression.
Lorsqu’on le poussait à la décrire plus précisément, il
parlait de folklore imaginaire ou
de musique de chambre, version moderne et
semi-acoustique. Sa musique contient une part de magie importante. On peut
même dire qu’elle entretient des liens avec différents rites sacrés et cultes
mythologiques (cercles celtiques, bouddhisme zen). Simon Jeffes a toujours
considéré son Orchestre comme un groupe fluctuant plutôt que comme une unité
solidement formée. Ainsi, à l’exception de la violoncelliste Helen Liebmann, aucun
membre n’a été permanent.
J’écris pour les gens plutôt que
pour des instruments.
MUSIC FROM PENGUIN CAFE, 1974-1976
Quatre ans sont nécessaires pour traduire en musique la
vision dystopique de Simon Jeffes qui servira de matière au premier album du Penguin Cafe Orchestra, d’abord
constitué en quartet à Londres en 1973 (avec Helen Liebmann au violoncelle,
Gavyn Wright au violon, Steve Nye, au piano et SJ, guitare, basse, cuatro et
autres instruments). Dans l’année qui suit, Simon Jeffes rencontre Brian Eno,
qui sera le producteur exécutif de ce premier album (dont il porte l’empreinte
dans son esthétique minimaliste), album qui a la particularité d’intégrer le
chant dans quelques titres, avant que PCO suive une voie exclusivement
instrumentale qui lui convient mieux
J’ai beaucoup de problèmes avec
le sens des mots, qui cause des dissensions.
J’en suis très méfiant. Je ne suis
pas un artisan du verbe, un homme de lettres.
L’artiste Emily Young, qui fut un temps la compagne de Simon
Jeffes (cette même Emily immortalisée par le groupe Pink Floyd, dans See Emily
play), chante sur deux titres et offre une suite de peintures au caractère étrange
qui va fonder la marque visuelle du groupe et de tous les disques suivants. En
1979, Simon Jeffes achète un vieux garage à Londres, dans le quartier nord de
Kensington, qu’il va convertir en studio d’enregistrement.
PENGUIN CAFE ORCHESTRA, 1977-1981
Heureux d’essayer toute sortes d’alliages et de combinaisons
sonores, Simon Jeffes continue d’expérimenter à sa manière, s’initiant à la
pratique d’instruments peu courants, modernes ou traditionnels : épinette,
ring modulator (plus communément
appelé moog), le cuatro vénézuélien
(instrument à quatre cordes comme l’ukulele)…
Avec sa sensibilité particulière,
son esprit d’indépendance et l’éclectisme indéfectible de sa démarche musicale,
Simon Jeffes pouvait facilement être considéré comme un anglais excentrique et
marginal – et pâtir ainsi d’un manque sérieux d’attention.
Brian Eno
BROADCASTING FROM HOME, 1982-1984
Pour ce disque, la distribution n’a jamais été aussi importante,
avec l’adjonction d’instruments à vents (la tromboniste Annie Whitehead, le
trompettiste Dave Defries) et un certain nombre de participants alternant dans
la section rythmique (trois nouveaux batteurs : Fami, Trevor Morais et
Mike Giles, l’un des fondateurs du groupe King Crimson).
Je n’aime pas cette idée que la
musique soit parfaitement tranquille, sans qu’il y ait en balance une trace de
lutte. Et il faut l’avouer, parfois, c’est un peu décevant, ça ne sonne pas
vraiment sincère. J’ai
le sentiment que si l’on refoule les émotions les plus graves, les plus
pénibles, alors, en même temps, on refoule celles qui apportent une vraie joie.
Depuis ses premières années de relatif isolement,
l’Orchestre est devenu, dix années plus tard, un groupe de concert très actif
et attractif, suscitant un intérêt international (et en particulier au Japon). Bien
qu’il se dise introverti, théoriquement plus à l’aise dans le travail en
studio, Simon Jeffes ressent de plus en plus de plaisir à jouer en public, y
trouvant des formes plus spontanées, faisant place à l’imprévu :
Quelle
ironie, quand on pense qu’il y a un si grand amour de la vie dans le concept
original du Penguin Café, mais qu’il m’a fallu tout ce temps pour arriver à
trouver cette vie sur la scène, lorsque je joue pour un public. Ce qui n’était
au départ que virtuel ou qu’une envie est devenu réalité.
SIGNS OF LIFE, 1985-1987
Le titre ouvrant le disque, Bean Fields, fait entendre une musique fortement
inspirée du zydeco (musique traditionnelle acadienne, de Louisiane), mais après
cela, les cordes s’apaisent pour une pièce majestueuse, Southern Jukebox Music, probablement l’une des plus belles mélodies
que Jeffes a composées – un ton plus doux, élégiaque s’établit. Trois titres
sont laissés à la maîtrise de Simon Jeffes, sans orchestre. Une composition inhabituelle
clôt le disque, Wildlife, d’une durée
de 11 minutes, à l’atmosphère méditative et envoûtante, jouée de manière très
« tempérée » au triangle, à la guitare et au violoncelle avec des
effets de bandes dispersés. Simon Jeffes semble ici renouer avec les premières
expérimentations qu’il avait délaissées après ses études musicales, mais ce
titre reflète aussi la persistance de son intérêt pour le boudhisme zen. Oscar Tango relève
d’un ton plus sombre qu’à l’ordinaire :
Après
avoir écrit cela, j’ai pensé que cela ressemblait vaguement à un tango, mais
n’étant pas un spécialiste du genre, je lui accolais un nom qui désigne pour
une part un type d’alphabet (utilisé comme code en radiotéléphonie par l’OTAN),
afin de montrer que tango est pris
dans un sens non conventionnel.
Ce disque fut fortement salué par la critique. Et il le
mérite, c’est incontestablement un grand disque !
Ces nouvelles compositions sont
ingénieusement simples, incroyablement variées, quelquefois humoristiques et
toujours chaleureusement intimes malgré l’absence complète de voix. Dans un domaine si souvent empreint de sombres prétentions
pseudo-philosophiques et de lourdes introspections, le Penguin Cafe Orchestra…
apporte une chaleur humaine appréciable.
Paul du Noyer, Q Magazine
UNION CAFE, 1990-1993
La pièce la plus frappante et la plus étrange sur Union Cafe est une composition que
Jeffes écrit pendant qu’il prend part à des séances d’enregistrement aux
studios Real World de Peter Gabriel,
près de Bath, à l’été 1992. Là-bas, alors qu’il est entouré de musiciens
venant des quatre coins du monde pour échanger et jouer ensemble, il apprend la
mort du grand compositeur John Cage. Il conçoit alors rapidement une pièce
respectant le principe de hasard dont Cage avait été un adepte, en utilisant
les lettres de son nom C-A-G-E (Do-La-Sol-Mi) jouées en canon sur 4 octaves,
tandis qu’une partie de piano égrène librement les notes Ré-Mi-La-Ré (D-E-A-D).
Cage dead peut s’interpréter d’une
autre manière, comme un oiseau sorti de sa cage…
Le reste de Union Cafe
est une vigoureuse re-définition et re-déclaration des formes et des valeurs
musicales qui caractérisent le groupe : l’héritage africain, les
grattements des cuatros vénézuéliens, le son profond du sud des états-unis et même l’héritage du
Conservatoire classique. Réalisé sur son propre label, Zopf, ce disque préfigure
une nouvelle et longue série de concerts en Angleterre et à l’étranger.
Bien que les Penguins
continuent de jouer ensemble deux autres années, Jeffes aspire à une vie plus
tranquille, ou pour employer des termes plus adéquats, à une façon plus sereine
de faire de la musique. En 1996, il quitte Londres pour Somerset et se
concentre sur des compositions pour piano solo. Très peu de temps après, il
tombe malade et apprend qu’il est atteint d’une tumeur cérébrale inopérable,
dont il meurt en décembre 1997. Ses compositions pour piano seront rassemblées
sur CD en 2003.
5 disques originaux (plus 1 enregistrement en public, When in Rome en 1988, et un Concert Program, en 1995, compilation
d'anciens morceaux réenregistrés en studio dans des conditions live), c’est peu
pour une période couvrant plus de vingt années. Pour ceux, en tout cas, qui
souhaitent disposer d’une sorte de panorama musical, un coffret anthologique de
4 CD intitulé simplement A History existe
en deux options (chic et moins chic, cher et moins cher).
La musique du Penguin
Cafe Orchestra allait dans les années suivantes inspirer différents groupes
et artistes, comme Pascal Comelade, Yann Tiersen, Klimperei…. Enfin, treize ans
après la mort de Simon, son fils Arthur reforme un groupe de musiciens,
puis commence à rejouer et réinterpréter le répertoire du PCO, ajoutant ainsi un nouveau
chapitre de l’histoire de ce groupe unique, à l’univers si curieux et créatif.
In memoriam SJ (1949-1997)
Biographie et
historique établis avec l’aide de Robert Sandall sur le site officiel du
Penguin Cafe Orchestra, avec le soutien de Hélène Hory pour la traduction.
Chan Chu, le crapaud à trois pattes est l’ami et le
compagnon fidèle du lièvre lunaire. Sur leur astre, ils pilent à tour de rôle l’élixir
d’immortalité… La mort de la mort est dans le mortier !
La lune et le crapaud
Selon la légende, on voit parfois Chan
Chu à la pleine lune, à l’endroit que la chance s’apprête à visiter. Son aspect
lunaire est symbolisé par la constellation à sept étoiles et la patte en moins,
trois pattes correspondant aux trois phases de la lune. D’après le mythe, Chan
Chu est un aspect de la magnifique déesse lunaire Chang-e. Elle était l’épouse
de Hou-Yi, un archer surnaturel qui avait reçu de la reine mère du Paradis
Occidental un élixir d’immortalité. La substance était un présent destiné à
aider Hou Yi à toujours protéger les mortels contre les problèmes cosmiques.
Chang-e n’avait cure des problèmes cosmiques. Après tout, qui plus qu’elle, la
plus belle femme du monde, méritait l’immortalité ? L’arrogante Chang-e
s’empara de l’élixir, le serra dans son giron et s’enfuit jusqu’à la lune. La
reine mère de l’Ouest, que le vol avait mise en rage, changea Chang-e en ce qui
est peut-être aux antipodes de la beauté humaine : un crapaud. Et c’est là
qu’elle vit toujours, selon l’histoire, amphibien boursouflé, à jamais condamné
à sans cesse mélanger ce remède ultime : l’élixir de la vie éternelle.
Un deuxième mythe
Le crapaud est l’animal domestique de
Liu Hai, un sorcier et alchimiste Tao. Chan Chu lui sert de tapis volant
vivant. Il voyage sur Liu Hai par ci, par là, partout dans le monde, ou autant
qu’on sache, dans la galaxie, le passé et le futur. Mais les deux compagnons
ont un problème. Alors que la plupart des crapauds sont des animaux terriens,
certains apprécient à l’occasion les plaisirs balnéaires, les petites vacances
aquatiques. Quand Chan Chu est pris d’une envie de repos et de récréation, il
laisse son vieil ami pour aller se cacher dans des puits profonds. On ne peut
l’en faire sortir qu’en l’amadouant avec des pièces d’or étincelantes, que Liu
Hai agite devant lui au bout d’un fil. Chan Chu mord à l’appât, Liu Hai remonte
le fil et ils repartent dans leur périple habituel à travers le ciel.
On trouve des icônes des deux
compagnons dans les boutiques partout en Chine. Liu Hai est en équilibre sur le
dos d’un énorme crapaud, au ventre gonflé comme il se doit, occupé à agiter des
pièces d’or, l’air ravi, heureux de ses vertigineux voyages et de son travail
gratifiant. Dans la Chine moderne, depuis
longtemps séculière et, depuis peu, puissante, il est difficile de savoir le
nombre de gens qui continuent à honorer les vieilles idoles. Mais Chan Chu et son
compagnon de vol restent des porte-bonheur très populaires. Leur taille varie
de celle d’un pendentif à celle d’un enfant de deux ans, leur matière du jade
luisant aux métaux vils que connaissait déjà l’alchimiste du dixième siècle
Liu-Hai.
Un crapaud, deux bonnes histoires
Il est possible que ces deux mythes,
le lunaire et l’aérien, proviennent d’anciennes croyances concernant le clan
Bufo, sur terre depuis l’époque où les dinosaures faisaient trembler le sol. On
appliquait, à des fins médicales, de la graisse de crapaud, extraite de leur
peau, sur les plaies et les urticaires. Certains extraits étaient utilisés
comme analgésiques puissants, d’autres, comme aphrodisiaques. Chaque année en
mai, des courses de bateaux dragons ont lieu dans les régions pour décourager
les maladies qui viennent avec la saison chaude. Les participants convoquent
les "cinq poisons" traditionnels pour qu’ils apportent leur
protection contre la pestilence : le scorpion, l’araignée, le serpent,
l’abeille et le crapaud. Les animaux sauteurs et les animaux bondissants sont
aussi des symboles de longévité, comme le sont les pins, les pêches, les calebasses
et certains champignons. Certaines toxines du crapaud ont des effets
hallucinogènes : elles donnent à ceux qui les consomment la nette
sensation de voler.
Le lecteur attentif, voire le lecteur qui se serait un
instant assoupi, notera que les deux mythes se contredisent l’un l‘autre. Soit
notre crapaud est sur la lune occupé avec son mortier et son pilon, soit il est
le splendide coursier de Liu Hai. Sachez apprécier ces deux impossibilités qui
s’éloignent des confins de la réalité. Plus l’histoire est absurde, plus elle
nous ravit.
"Jamais, quand c’est la vie elle-même qui s’en va, on n’a
autant parlé de civilisation et de culture. Et il y a un étrange parallélisme
entre cet effondrement généralisé de la vie qui est à la base de la
démoralisation actuelle et le souci d’une culture qui n’a jamais coïncidé avec
la vie, et qui est faite pour régenter la vie.
Avant d’en revenir à la culture je considère que le monde a
faim, et qu’il ne se soucie pas de la culture ; et que c’est
artificiellement que l’on veut ramener vers la culture des pensées qui ne sont
tournées que vers la faim.
Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture
dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir
faim, que d’extraire de ce que l’on appelle la culture, des idées dont la force
vivante est identique à celle de la faim.
Nous avons surtout besoin de vivre et de croire à ce qui
nous fait vivre et que quelque chose nous fait vivre, — et ce qui sort du
dedans mystérieux de nous-mêmes dans un souci grossièrement digestif.
Artaud en 1947
Je veux dire que s’il nous importe à tous de manger tout de
suite, il nous importe encore plus de ne pas gaspiller dans l’unique souci de
manger tout de suite notre simple force d’avoir faim.
Si le signe de l’époque est la confusion, je vois à la base
de cette confusion une rupture entre les choses, et les paroles, et les idées,
les signes qui en sont la représentation."
Les songeries de Monsieur Sadi(1) est un film d’animation de 7mn qui emprunte divers éléments de la vie et de
l’œuvre du compositeur Erik Satie (1866-1925), au sein d’une histoire dont il
est à la fois le héros et l’inspirateur. Produit par La Fabrique, réalisé
à l’origine sur support film 35mm et son optique, le court métrage vient d’être
réédité par Venus d’ailleurs, dans la collection Anima. Après
avoir été numérisé/nettoyé/remasterisé, il se présente ici dans une version inédite,
revue au montage par le réalisateur, avec en supplément des images d’une bande
dessinée et du storyboard. Et sous nouvel emballage.
(1) Erik Satie était ainsi
appelé par des amis catalans de Montmartre.
SYNOPSIS
Dans sa maison au bout du monde, Monsieur Sadi vit seul. Mais
voilà qu’il part en voyage, à la faveur des songes, et gagne un étrange lieu de
rencontre : une ville où chaque habitant lui ressemble, où tout un peuple de
«monsieur sadi» se croise, se salue avec autant de déférence que
d’indifférence, transformant sa rêverie en un ballet cauchemardesque.
In his home at the end of the world,
Monsieur Sadi lives by himself. Then he goes for a journey, by the help of
dreams, and reaches a strange meeting place : a town whose every inhabitant
looks like him, where a multitude of «monsieur sadi» meets and greets with no deference
than indifference, who turn his reverie into a nightmarish ballet.
"L’HOMME EST AUSSI FAIT POUR RÊVER
QUE MOI POUR AVOIR UNE JAMBE DE BOIS", disait le compositeur Erik Satie,
l’auteur de Morceaux en forme de poire et de Préludes flasques pour
un chien - une des figures les plus captivantes de la musique du XXe
siècle. Après sa disparition, on a découvert dans son humble logis, où jamais
personne n’avait pu accéder de son vivant, un autoportrait-charge intitulé de
façon badine «Monsieur Sadi dans sa maison. Il songe», ainsi que des
milliers de dessins et d’inscriptions minuscules qu’il n’avait jamais montré à personne
et grâce auxquels il s’était construit un univers à son image - un univers de
l’autre côté du miroir où l’on tente ici, pour la première fois, de pénétrer.