De gauche à droite : Dali, Moreno, Bunuel, Lorca et inconnu |
C’est l’histoire d’un Voyage
à la Lune qui aura mis 70 ans à s’accomplir, histoire relatée en avril 1998
par Edouard Waintrop, envoyé spécial du journal Libération à Barcelone, à l’issue d’une rencontre avec l’artiste
peintre et décorateur Frederic Amat, dans le cadre du centenaire de la
naissance du poète Federico García Lorca.
Contrairement à l’écrivain madrilène Ramón Gómez de la Serna, pour qui la lune est joueuse, fantasque, assure une présence
stimulante, celle de l’andalou García Lorca est triste, coupante, funèbre, elle
est de sang et de cendre, "toute couronnée d’ajoncs" et "danse
sur la Grand-Place aux Morts" (Six
poèmes galiciens, 1931), la lune est menteuse « avec sa bouche de
serpent qui travaille avant que l’aube naisse » (Divan du Tamarit, 1940), elle porte un "gant de fumée"
et se tient "assise à la porte de ses éboulements" (Un poète à New York, 1930). Dans Romancero gitano, elle est également
marquée de duplicité, "lubrique et pure", avec des "seins
d’étain" froids et durs.
Ce Voyage à la lune est l'unique scénario
de Lorca. Il l'a écrit en réponse au Chien
andalou, car il était très en colère quand le film est sorti à Paris en
1929. Selon Amat, l’écrivain aurait déclaré à ceux qui l’entouraient : "
C'est une petite merde ", en ajoutant cette plainte : " Le chien
andalou, c'est moi. "
C’est l’histoire parallèle de trois compagnons, l’Andalou,
l’Aragonais et le Castillan — qui du Bon, de la Brute et du Truand ? — qui
se rencontrent au début des années 1920 à Madrid. Ce trio est composé
respectivement de Federico García Lorca (né en 1898), de Luis Buñuel (né en
1900) et de Salvador Dali (né en 1904) qui seront pendant ces brèves années les
trois meilleurs amis du monde.
Ils échangent des rêves,
lisent, débattent, voient des films, font la fête. L'aîné, Lorca, se demande
encore s'il va devenir musicien, écrire des poèmes ou du théâtre. Le plus
jeune, Dali, sait déjà qu'il sera peintre. Premier arrivé à Madrid, Luis Buñuel
n'a pas encore décidé de ce qu'il allait faire de sa vie.
Buñuel et Lorca sont les deux pôles les plus magnétiques de
ce triangle. Ils font partie tous les deux de L’Ordre de Tolède, fondé en 1923.
Comme Buñuel le raconte dans ses souvenirs (Mon
dernier soupir, écrit en collaboration avec Jean-Claude Carrière, Ramsay
Poche Cinéma), la décision de fonder cet ordre lui est venue après une vision
provoquée par l'absorption d'alcool. Cette vision lui est apparue en pénétrant
dans une cathédrale gothique où "il entendit des milliers d'oiseaux et
quelque chose lui dire de rentrer aux Carmélites, non pas pour devenir moine,
mais pour voler la caisse du couvent". Le but principal de l'ordre était
de se rendre le plus souvent possible à Tolède, ville considérée comme sainte
par ses membres, de manger et de boire plus de que raison, pour ensuite
déambuler dans les rues de la ville et "se mettre en état d'y recevoir les
expériences les plus inoubliables". Chaque membre devait verser dix
pesetas à la caisse commune, en d'autres termes dans la poche du fondateur, Buñuel,
qui avait pris le titre de Connétable.
Lorca, le brun homosexuel, entretient cependant une relation
passionnée avec Dali (ferveur qu’on retrouve dans son Ode à Salvador Dali écrite en 1926), mais ce dernier se borne à des
liens amicaux et artistiques. Quant à Buñuel, premier arrivé à Madrid, il est
aussi le premier à en partir. Il s’est d’ailleurs détaché de Lorca, dont il dit
ne pas aimer les poèmes (il est de plus homophobe). À Paris, l’Aragonais débute
dans le cinéma, comme assistant de Jean Epstein. À son tour, après avoir été exclu des Beaux-Arts en 1926, Dali quitte Madrid
pour Paris, où il retrouve Buñuel, qui veut diriger son propre film. Les deux
amis réunis travaillent alors sur ce qui deviendra Le chien andalou, œuvre marquante de l’histoire du cinéma :
Ce film devait d’abord
s’appeler Il est dangereux de se pencher
au dedans et rassembler un grand nombre d'images et de figures sur
lesquelles, avec Lorca, ils ont déliré à Madrid. Ainsi y verra-t-on l'âne
putrescent que l'on trouve déjà dans Le
miel est plus doux que le sang, une peinture du Dali de 1927, avant de le
retrouver ici coincé dans un piano : cette figure est liée à une polémique
contre le symbolisme espagnol, qualifié alors d'âne pourri par Buñuel. La main
coupée, le démarquage de la Liseuse de
Vermeer ou les fourmis sont d'autres icônes imaginées à l'époque du trio
madrilène.
À Paris, Dali et Buñuel se rapprochent des surréalistes et le
6 juin 1929, au studio des Ursulines, une projection du Chien andalou a lieu en présence de Picasso, Le Corbusier, Ernst,
Cocteau, Breton, Magritte, Eluard, Aragon, Man Ray, Tzara, Tanguy, Char. Lorca
se rappelle que les trois amis aimaient se qualifier de chien entre eux. Et que, dans le trio, le chien andalou,
c'était lui (Buñuel a toujours dit que le titre n'avait rien à voir avec Lorca).
Emilio Amero |
Quand il débarque, le 26 juin
aux États-Unis, "Lorca était donc sûr d'être le chien andalou", celui
"qui est encore plus étrange qu'un chien vert", explique Amat. A New
York, il s'est mis à écrire un script en réponse à ses deux anciens amis. Le
cinéma était l'art de l'époque. Lorca était aussi cinglé de cinéma, fou de
Chaplin et de Buster Keaton, d'Eisenstein et de Poudovkine. Il écrit son
scénario du Voyage en deux jours et
le fait lire à Emilio Amero, un peintre et cinéaste d'avant-garde mexicain à
qui il pense confier la mise en scène. Le caractère évidemment sexuel et
sacrilège du film ne pose aucun problème à ce dernier. Il travaille à la
préparation du film, qui ne sera jamais tourné.
Lorca sera fusillé six ans plus tard, dans les premières
journées de la guerre civile, par les franquistes. A ce moment-là, Amero est
l’unique détenteur du scénario dont on tirera une version anglaise, la seule
connue pendant longtemps. Après avoir perdu toute trace du
texte original de Viaje a la luna,
celui-ci est découvert en 1989 en Oklahoma. La Bibliothèque nationale
espagnole acquiert tout de suite le manuscrit. Quelques années et embrouilles
plus tard, le film existe et c'est celui d'Amat, reconnu et estampillé autorisé par la Fondation Garcia Lorca.
Assis sur le sol, Amat étale
ses dessins, un lit blanc qui se couvre de chiffres, des 1 et des 2, qui, au
dessin suivant, se transforment en fourmis. Le tournage de ce court-métrage
muet (une vingtaine de minutes) s'est déroulé fin mars-début avril à Barcelone
(on ne sait pas encore quand il sera visible, ni où). Sur une musique du
Français Pascal Comelade, avec la ballerine Marta Carrasco, le chorégraphe Cesc
Gelabert et le montreur de marionnettes Joan Baixas. Le peintre sourit: "J'ai
demandé la lune et je l'ai obtenue".
Le Voyage vers la lune est un
film en 72 scènes poétiques, avec toute une batterie de fondus enchaînés, de
surimpressions, de passage du positif au négatif, qui sont bien de cette époque
d'expérimentations audacieuses. A première vue, c'est un film surréaliste mais,
en fait, intriquée dans le scénario, il y a une dimension biographique. Le
surréalisme n'est ici qu'un langage que l'artiste utilise pour s'exprimer.
Derrière ces images fulgurantes, il y a l'affrontement de Lorca avec son
homosexualité. Et puis une méditation sur la mort.
J'aime bien, cru mais sensible et poétique contrairement au Chien andalou. Ravie d'avoir trouvé cette "pépite", merci.
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