Jusqu’à la première guerre mondiale, le haut du quartier de Montmartre
familièrement appelé la "Butte" est encore un village, une zone qui
demeure à l’écart de la cité parisienne. Au tournant des XIXe et XXe
siècles, de nombreux artistes s’installent sur ce territoire "fameux pour
son air pur, ses moulins et ses logements à bas prix", qui va devenir un
lieu important de croisements, de rencontres, de brassages et télescopages, où vont
se distinguer nombre de personnalités singulières, animées par un esprit de liberté
pour une bonne part libertaire, gens de la bohème glorieuse autant que
misérable, adoptant un mode de vie peu conforme aux conventions sociales, que
la "Grande Guerre" réduira en miettes. Durant les trente à quarante
années qui précèdent, ce lieu aura connu une période de vive émulation mais
aussi de rude confrontation : rétrospectivement, on peut le définir comme un
point-climax, un moment de bascule entre le monde ancien, esprit "fin de
siècle", et le monde moderne, d’où vont émerger les principaux mouvements d’avant-garde artistique, deux mondes qui se regardent en
curieux, aussi tendres que féroces l’un envers l’autre. Le cabaret du Lapin
agile fut l’un des principaux foyers de cette période de liberté inconditionnelle,
fumiste et cubiste, mystique et païenne, cosmopolite et gauloise, traversée d’éclairs
de génie et de folie...
Du Rendez-vous des
voleurs au Cabaret des Assassins
Construit en 1795, le bâtiment qui allait devenir le Lapin agile s’ouvre au public en
1860 sous l’enseigne mercurielle Au
rendez-vous des voleurs : c’est une auberge de rouliers (anciens
transporteurs de marchandises) qui prend en 1869 le nom de Cabaret des Assassins (on y trouve
à l’intérieur des gravures représentant des assassins célèbres, de Ravaillac à Troppmann,
guillotiné en 1870…)
C’est ensuite l’insurrection de la Commune de Paris, de mars
à mai 1871, dont la répression aurait fait environ 20000 victimes, fusillées
sans jugement... Sans compter les nombreuses déportations qui s’ensuivirent.
Le Lapin à Gill
Entre 1879 et 1880, le propriétaire de l’époque confie
au caricaturiste et chansonnier André Gill (de son vrai nom Louis-Alexandre
Gosset de Guines, né en 1840) la réalisation d’une enseigne, celle du fameux
lapin échappant fièrement à la casserole. Le cabaret est alors appelé le Lapin à
Gill, bientôt transformé en Lapin agile.
Ancien Communard ayant échappé à la répression, André Gill avait fait partie en 1871 du
Cercle des poètes Zutiques ou Zutistes, avec Arthur Rimbaud, Paul
Verlaine, Charles Cros, et mourra en 1885, après quatre années d’internement
à l’asile de Charenton.
En septembre 1883, Jules Jouy (qui meurt également fou à 42
ans), poète et chansonnier montmartrois, membre du Cercle des Hydropathes fondé par Émile Goudeau, fonde le
banquet-goguette La soupe et le le bœuf,
dîner hebdomadaire qui réunit au cabaret ses amis peintres et poètes du Chat noir.
À ma campagne
Racheté en 1886 par une ancienne danseuse de cancan, Adèle
Lecerf (surnommée "La mère Adèle"), celle-ci en fait un
café-restaurant-concert baptisé à ma campagne, que fréquentent en
journée les habitués du Chat noir
(Charles Cros, Alphonse Allais, Jehan Rictus, etc.) Le chansonnier Aristide
Bruant, autre fidèle des lieux, y amène Toulouse-Lautrec, Courteline… Des
concerts d’amateurs y sont organisés.
Frédé
Au début du XXe siècle, la Mère Adèle revend le cabaret à Berthe Sébource, qui s’y installe en compagnie de sa fille, Marguerite Luc (surnommée Margot, future épouse de Pierre Mac Orlan). Elles sont rejointes en 1903 par Frédéric Gérard (1860-1938) dit le Père Frédé, grâce à qui le Lapin agile va devenir un lieu incontournable de la bohème artistique montmartroise. Frédéric Gérard avait longtemps arpenté les trottoirs montmartrois en qualité de vendeur de produits des quatre saisons, en compagnie de son âne Lolo. Lorsqu'il s’installe au Lapin Agile, il amène avec lui sa ménagerie (chien, chèvre, corbeau, singe et souris blanches, ainsi que son âne, avec lequel il vend du poisson dans les rues de Montmartre, afin de compléter ses revenus).
Figure pittoresque de la vie montmartroise, croisement
improbable entre Robinson Crusoé, le trappeur de l'Alaska et le bandit
calabrais, Frédé chantait des romances sentimentales ou des chansons
réalistes en s'accompagnant au violoncelle ou à la guitare, dont il jouait avec
un talent qui ne faisait pas l'unanimité. Surtout, il n'hésitait pas à offrir
des repas et des boissons dans son cabaret aux artistes désargentés, en échange
d'une chanson, d'un tableau ou d'un poème.
On trouve, aux côtés de montmartrois comme Roland Dorgelès
ou Maurice Utrillo, de jeunes inconnus, des poètes comme Max Jacob, André
Salmon, Paul Fort, Apollinaire et des peintres comme Picasso, Braque, Derain,
Modigliani…
En 1905, Picasso offrit un tableau à Frédé connu sous le
titre Au Lapin Agile. Il représente l’intérieur du cabaret
avec Frédé à la guitare et l’autoportrait de l’artiste en
Arlequin. En 1912, le Père Frédé se sépare de la toile
pour une somme dérisoire, laquelle sera vendue aux enchères à New York à la fin des années 80 pour
plus de quarante millions de dollars.
L'acteur Charles Dullin y fait ses débuts en 1902, avec des
récitations hallucinées de poèmes de Baudelaire, Villon, Corbière ou Laforgue. Mais
les artistes ne sont pas seuls à fréquenter le Lapin Agile : ils
côtoient des anarchistes du Libertaire, avec lesquels la cohabitation
est parfois tendue, et surtout des criminels venus du Bas Montmartre et du
quartier de la Goutte d’or. Francis
Carco, débarqué au Lapin Agile durant l'hiver 1910-1911, se souvient
ainsi des "petites filles et des rôdeurs qui chérissaient la
poésie" fraternisant avec les "clients ordinaires" et leur
offrant à boire, mais qui, "d'autres fois, pénétrant au Lapin par
surprise [...] avaient décidé de corriger leurs femmes et brandissaient des
rasoirs effilés, semant la terreur autour d'eux"
La tension devint plus vive encore à partir du moment où
Frédéric Gérard, qui "voulait créer une clientèle d'artistes"
décida, "pour la paix de ceux-ci", de chasser cette clientèle
indésirable : "ces Messieurs dont Frédéric n'aimait pas la présence
chez lui, entendaient être de la fête", explique Francis Carco, et
certaines nuits, des coups de revolver furent tirées de l'extérieur à travers
les carreaux du cabaret. Dans son roman Le Château des brouillards,
Roland Dorgelès mentionne ces incidents comme se produisant "de temps en
temps", sans surprendre personne ("la police ne se déplaçait même
pas"). La violence devait atteindre son paroxysme en 1910, lorsque l'un
des fils de Frédéric Gérard, Victor (Totor), fut abattu d'une
balle dans la tête derrière le bar.
Le coucher de soleil
sur l’Adriatique
D’autres tensions moins violentes existaient au sein de la
clientèle fréquentant l'établissement : "l'antagonisme régnait entre
les artistes d'avant-garde, désignés sous l'appellation méprisante de bande
à Picasso et les traditionalistes réunis autour de Dorgelès, adversaires
de la peinture abstraite. C'est ce dernier qui, en 1910, met au point un
canular resté célèbre : le coucher de soleil sur l'Adriatique,
toile attribuée à un artiste italien jusque-là inconnu, Joachim-Raphaël
Boronali (anagramme d’Aliboron, probablement formé à partir du paradoxe de
l’âne de Buridan, concernant le déterminisme moral), artiste par ailleurs
théoricien d'un nouveau mouvement artistique : l'excessivisme.
En réalité, le Manifeste de l'excessivisme a été
rédigé par Dorgelès, et le tableau est de... Lolo, l'âne de Frédé,
à la queue duquel Dorgelès, assisté d’André Warnod et de Jules Depaquit a
attaché un pinceau ! Révélant la supercherie (constat d'huissier à
l'appui), Roland Dorgelès explique dans un journal satirique qu'il a voulu "montrer aux niais, aux incapables et aux vaniteux qui encombrent une
trop grande partie de cette exposition (Le salon des Indépendants), que l'œuvre
d'un âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi leurs
œuvres".
La supercherie eut un succès énorme et le tableau fut
vendu un bon prix. Ce canular appartient à une tradition typiquement montmartroise :
la fumisterie, qui consistait en l'élaboration "de farces complexes,
rehaussées par un surprenant déploiement de fantaisie et de jeux de mots
éblouissants", pratique qui fait le lien entre les humoristes des cabarets
et l'avant-garde des années 1900.
Jusqu'au mois d'août
1914, écrit Pierre Mac Orlan, le Lapin vécut une vie dont l'indépendance
était l'image même de Montmartre, où tout le monde échappait à des disciplines
sociales qui, pourtant, n'étaient pas sévères. Les habitants de Montmartre
savaient se créer une image assez exacte du bonheur dans l'interprétation la
plus large de la loi.