Réveillez-vous, gens qui dormez,
Et priez pour les trépassés.
Le cri du crieur de nuit.
Oh !
qu’il est doux, quand l’heure tremble au clocher, la nuit, de regarder la lune
qui a le nez fait comme un carolus d’or !
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Deux ladres
se lamentaient sous ma fenêtre, un chien hurlait dans le carrefour, et le
grillon de mon foyer vaticinait tout bas.
Mais
bientôt mon oreille n’interrogea plus qu’un silence profond. Les lépreux
étaient rentrés dans leurs chenils, aux coups de Jacquemart (1) qui battait sa
femme.
Le chien
avait enfilé une venelle, devant les pertuisanes du guet enrouillé par la pluie
et morfondu par la bise.
Et le
grillon s’était endormi, dès que la dernière bluette avait éteint sa dernière
lueur dans la cendre de la cheminée.
Et moi, il
me semblait, — tant la fièvre est incohérente ! — que la lune, grimant sa
face, me tirait la langue comme un pendu !
Gaspard de la Nuit
Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot
Extrait du Troisième
Livre : La nuit et ses prestiges
(1)
On ne sait l'origine exacte du nom "Jacquemart". Henri Chabeuf y voit
celui de Jacquemart Yolem, horloger lillois, Eugène Fyot la contraction de
"Jacques (au) Marteau". Peu importe, Jacquemart n'en domine pas moins
"Gaspard de la Nuit" : "L'artiste placera dans son dessin, au
milieu ou dans un coin de la bande du haut de la page, le "Jacquemart de
Dijon" qui se trouve gravé dans la 2° année du magasin pittoresque. Cela est important" nous dit
Louis dans "Dessin d'un encadrement pour le texte".
Comment expliquer la phrase au
troisième paragraphe du poème "Le clair de lune": " Les lépreux
étaient rentrés dans leur chenil, aux
coups de Jacquemart qui battait sa femme " ? H. H.
Poggenburg nous dit : " Les coups de Jacquemart se mêlant au glas de la
cloche et aux cris du crieur de nuit de l'épigraphe créent un vacarme évocateur
de cette violence domestique. Celle-ci rappelle une légende bourguignonne selon
laquelle l'aumônier de Philippe le Hardi obtient pour Jacquemart et sa femme,
couple en chair et en os, la charge de veilleurs de nuit au sommet de la tour
Notre-Dame. Bientôt les disputes divisent le ménage et ils sont obligés de
sonner jour et nuit pour exprimer leur rage. Dans une crise particulièrement
vive, ils s'assomment et se tuent. L'aumônier suggère alors de les remplacer
par des sonneurs mécaniques". Légende restant légende, j'y vois une autre
explication : la cloche d'origine du beffroi de Courtrai ayant été cassée lors
du transport, elle sera refondue dans la cour du couvent des Jacobins et
baptisée Marguerite en l'honneur de Marguerite de Flandre. La première compagne
de Jacquemart est donc la cloche Marguerite, victime directe de ses coups
de mail. Cette hypothèse me semble bien dans la manière de Louis, passé
maître dans l'art de mêler les fils de bamboches (les lieux, les époques, etc.)
au grand plaisir de la gargouille se moquant de nos ébahissements.
Mon ami Louis Bertrand, blog dédié à la mémoire
de Louis Bertrand, dit
"Aloysius Bertrand".
"Mon émerveillement est resté le même. Ce livre n'a
pas une ride, il se situe hors du Temps. Et j'éprouve toujours l'impression de
toucher là au mystère le moins exprimable de la poésie."
André Hardellet
20 avril 1807
: naissance de Jacques Louis Napoléon Bertrand à Ceva, territoire italien
occupé par la France.
En 1815, la
famille Bertrand s’installe à Dijon.
En novembre
1828, Bertrand effectue un premier séjour parisien. Il est reçu par Victor
Hugo, Émile Deschamps et Charles Nodier (3 dédicataires de ses écrits). Hugo et
Sainte-Beuve se montrent sensibles à ses productions.
Première
tentative de publication en 1829 de ce qui s’appelle encore Bambochades
romantiques, mais l’éditeur fait faillite et le manuscrit est placé sous
séquestre.
Retour de
Bertrand à Dijon, plusieurs textes paraissent en revue. Bertrand adhère à la
révolution des Trois Glorieuses (27-29 juillet 1830) et ses positions
politiques se radicalisent (articles virulents et polémiques). Il se
revendique "prolétaire", se bat en duel avec un rédacteur de
journal.
Second
séjour parisien en 1833, qui sera définitif (sa mère et sa sœur le rejoignent).
Eugène Renduel, éditeur des romantiques, inscrit à son catalogue Gaspard
de la nuit. En 1834, le manuscrit est à nouveau mentionné au catalogue
de l’éditeur…
En 1986,
Renduel diffère la publication puis un projet de contrat voit enfin le jour.
Bertrand est alors dessaisi de son manuscrit.
Bertrand écrit en octobre 1837 à David d'Angers que son
Gaspard de la Nuit "attend le bon vouloir d'Eugène Renduel pour paraître
enfin cet automne."
L'orientaliste Théodore Pavie propose à David d'Angers
l'impression du recueil par son frère Victor Pavie, Renduel ne voulant plus se
charger du livre.
Bertrand, qui souffre de phtisie, entre en 1838 à l’hôpital
Notre-Dame de la Pitié sous le nom de "Bertrand, Jacques Aloysius"
puis, l’année suivante, à l’hôpital Saint-Antoine sous le nom de "Jacques-Ludovic Bertrand, étudiant".
En 1840, Bertrand date du 5 octobre le sonnet A Monsieur
Eugène Renduel, invitant l'éditeur (qui a en fait abandonné la profession) à
tenir ses engagements : le recueil est en effet annoncé depuis 1833…
Le 11 mars 1841, Bertrand entre à l’hôpital Necker sous le
nom de "Jacob Louis Napoléon Bertrand, étudiant". Sainte-Beuve
plaide la cause de Bertrand auprès de Renduel pour récupérer le manuscrit et le
publier par Victor Pavie.
Mars et avril : importante correspondance avec David
d'Angers, signée "L. Bertrand". La dernière lettre, à un mois de la
mort, a valeur testamentaire : "Je suis dans une crise que je crois la
dernière" ; il se plaint des changements dans son manuscrit que lui
imposait Renduel, mais s'abstient de commenter les retranchements que demande
le nouvel éditeur, Victor Pavie : le rapprochement n'est sans doute pas
fortuit. En effet, ce dernier estime que le manuscrit "a besoin d'être réduit au tiers"
et que la première préface au moins doit être entièrement supprimée. Faute d'un
ouvrage conforme à ses vœux, Louis Bertrand craint de "mourir tout entier".
Le 29 avril, mort de Bertrand. Sollicitée par David
d'Angers, la famille (mère, sœur et frères) ne participera pas aux obsèques le
lendemain ; David d'Angers sera seul à suivre le corbillard. Quelques semaines
plus tard, David rachète à Renduel le manuscrit de Gaspard de la Nuit. La vie
posthume de Bertrand peut enfin commencer...
Chronologie établie d’après les repères biographiques de
Lucien Chovet