Le violon crisse, l’ukulele craquette, les puces dansent, grimpées
sur des échasses-allumettes… La musique du Penguin Cafe Orchestra s’échappe de la
bouteille et fait l’effet d’un élixir : malgré son animal fétiche des pays
froids, elle réchauffe instantanément le cœur et apporte une joie
communicative.
Simon Jeffes, compositeur et multi-intrumentiste, fondateur
du Penguin Cafe Orchestra, naît en
Angleterre, dans le Sussex, en 1949. Il commence à jouer de la guitare à l’âge
de 13 ans, suit des études de musique classique, délaisse assez rapidement cet
enseignement académique pour se tourner vers des domaines plus expérimentaux,
mais là aussi, il se sent contraint dans un autre genre, qu’il estime trop
cérébral, et cherche de nouvelles voies. En 1972, il commence à s’intéresser à
la musique ethnique, africaine notamment, que lui fait découvrir un ami.
Là-dessus, il s’expliquera :
Je ne voulais pas aller en
Afrique ou jouer d’instruments africains ou bien avoir un son africain… Ce qui
m’a immédiatement frappé dans cette musique, c’est une joie, une simplicité et une
pureté qui allaient droit au cœur et aux tripes.
Il trouve là une source réelle d’intérêt, une raison
profonde de composer et de jouer de la musique. Ainsi débute son projet de mettre
en valeur l’aspect profondément humain de la musique folklorique exotique, en
fusionnant celle-ci à d’autres formes musicales occidentales qu’il affectionne :
C’est très bien d’entendre ces
choses, mais cela ne devrait pas être une fin en soi.
Le but, en vérité, est de
créer sa propre musique ethnique.
De cette période précédant la naissance du Penguin Cafe Orchestra, Simon Jeffes garde
quelques bons souvenirs, dont la création de l’arrangement pour cordes de la
version de My way interprétée par Sid
Vicious. Par l’intermédiaire de Malcolm McLaren (manager des New York Dolls puis des Sex Pistols), il devient même une sorte
de conseiller musical pour les mouvements Punk
et New Wave ! Les goûts musicaux
de Simon Jeffes sont très variés, ses favoris étant (sans ordre de préférence
particulier) : Beethoven, Bach, Erik Satie, John Cage, Abba, Wilson
Pickett, Zimbabwean mbira, Cajun fiddle, Irish bagpipe, Venezuelan cuatro, West
African choral, the Rolling Stones, Stravinsky…
À l’été 1972, dans le sud de la France, Simon Jeffes est
victime d’un sévère empoisonnement alimentaire (dû à une consommation de
poisson avarié). Au cours de sa maladie, il a une vision, qui déterminera la
naissance du Penguin Cafe Orchestra :
Étendu sur mon lit, j’eus une
étrange vision : là, devant moi, il y avait un vaste édifice en béton,
semblable à un hôtel moderne ou immeuble de bureaux. Je pouvais voir l’intérieur
des pièces, chacune d’elles était en permanence balayée par un œil électronique.
Dans une chambre, vous aviez un couple faisant l’amour, sans aucune sensualité,
de manière froidement sexuelle. Dans une autre pièce, il y avait quelqu’un qui
se regardait dans un miroir, accaparé par sa propre image. Dans une autre
encore, il y avait un musicien muni d’écouteurs, entouré de matériel, de
synthétiseurs, mais tout était silencieux. C’était un endroit morne,
terriblement désolant, où chacun menait une activité, vivant en circuit fermé. Ces
gens n’étaient pas visiblement prisonniers, mais comme neutralisés, exilés au
fond d’eux-mêmes, dans un monde gris et anonyme. Et de ce fait, ils ne représentaient pas un
problème ou une menace pour l’ordre froid représenté par l’œil.
Quelques jours plus tard, cette « vision » allait
se préciser :
Alors que je prenais le soleil
à la plage, un poème soudain me vint à l’esprit. Il commençait ainsi :
« Je suis le propriétaire du Penguin Café et je m’en vais vous dire des
choses au hasard » et poursuivait en montrant combien le hasard, la
spontanéité, la surprise, l’inattendu et l’irrationnel sont précieux dans nos
vies, et que si on les supprime pour avoir une vie bien rangée, on détruit ce
qui est essentiel. Alors qu’au Penguin Café, votre inconscient a tout
simplement le droit de cité : là, il est acceptable – et tout le monde est fait ainsi. Cette
acceptation a à voir avec le fait de vivre le présent sans éprouver de crainte.
La musique du Penguin Café, Simon la considérait, grosso modo, comme un grand OUI à la survie du cœur (un chaleureux appel à la vie) à une époque où le cœur est assailli par les forces de la froideur, de l’obscurité et de la répression.
Lorsqu’on le poussait à la décrire plus précisément, il
parlait de folklore imaginaire ou
de musique de chambre, version moderne et
semi-acoustique. Sa musique contient une part de magie importante. On peut
même dire qu’elle entretient des liens avec différents rites sacrés et cultes
mythologiques (cercles celtiques, bouddhisme zen). Simon Jeffes a toujours
considéré son Orchestre comme un groupe fluctuant plutôt que comme une unité
solidement formée. Ainsi, à l’exception de la violoncelliste Helen Liebmann, aucun
membre n’a été permanent.
J’écris pour les gens plutôt que
pour des instruments.
MUSIC FROM PENGUIN CAFE, 1974-1976
Quatre ans sont nécessaires pour traduire en musique la
vision dystopique de Simon Jeffes qui servira de matière au premier album du Penguin Cafe Orchestra, d’abord
constitué en quartet à Londres en 1973 (avec Helen Liebmann au violoncelle,
Gavyn Wright au violon, Steve Nye, au piano et SJ, guitare, basse, cuatro et
autres instruments). Dans l’année qui suit, Simon Jeffes rencontre Brian Eno,
qui sera le producteur exécutif de ce premier album (dont il porte l’empreinte
dans son esthétique minimaliste), album qui a la particularité d’intégrer le
chant dans quelques titres, avant que PCO suive une voie exclusivement
instrumentale qui lui convient mieux
J’ai beaucoup de problèmes avec
le sens des mots, qui cause des dissensions.
J’en suis très méfiant. Je ne suis
pas un artisan du verbe, un homme de lettres.
L’artiste Emily Young, qui fut un temps la compagne de Simon
Jeffes (cette même Emily immortalisée par le groupe Pink Floyd, dans See Emily
play), chante sur deux titres et offre une suite de peintures au caractère étrange
qui va fonder la marque visuelle du groupe et de tous les disques suivants. En
1979, Simon Jeffes achète un vieux garage à Londres, dans le quartier nord de
Kensington, qu’il va convertir en studio d’enregistrement.
PENGUIN CAFE ORCHESTRA, 1977-1981
Heureux d’essayer toute sortes d’alliages et de combinaisons
sonores, Simon Jeffes continue d’expérimenter à sa manière, s’initiant à la
pratique d’instruments peu courants, modernes ou traditionnels : épinette,
ring modulator (plus communément
appelé moog), le cuatro vénézuélien
(instrument à quatre cordes comme l’ukulele)…
Avec sa sensibilité particulière,
son esprit d’indépendance et l’éclectisme indéfectible de sa démarche musicale,
Simon Jeffes pouvait facilement être considéré comme un anglais excentrique et
marginal – et pâtir ainsi d’un manque sérieux d’attention.
Brian Eno
BROADCASTING FROM HOME, 1982-1984
Pour ce disque, la distribution n’a jamais été aussi importante,
avec l’adjonction d’instruments à vents (la tromboniste Annie Whitehead, le
trompettiste Dave Defries) et un certain nombre de participants alternant dans
la section rythmique (trois nouveaux batteurs : Fami, Trevor Morais et
Mike Giles, l’un des fondateurs du groupe King Crimson).
Je n’aime pas cette idée que la
musique soit parfaitement tranquille, sans qu’il y ait en balance une trace de
lutte. Et il faut l’avouer, parfois, c’est un peu décevant, ça ne sonne pas
vraiment sincère. J’ai
le sentiment que si l’on refoule les émotions les plus graves, les plus
pénibles, alors, en même temps, on refoule celles qui apportent une vraie joie.
Depuis ses premières années de relatif isolement,
l’Orchestre est devenu, dix années plus tard, un groupe de concert très actif
et attractif, suscitant un intérêt international (et en particulier au Japon). Bien
qu’il se dise introverti, théoriquement plus à l’aise dans le travail en
studio, Simon Jeffes ressent de plus en plus de plaisir à jouer en public, y
trouvant des formes plus spontanées, faisant place à l’imprévu :
Quelle
ironie, quand on pense qu’il y a un si grand amour de la vie dans le concept
original du Penguin Café, mais qu’il m’a fallu tout ce temps pour arriver à
trouver cette vie sur la scène, lorsque je joue pour un public. Ce qui n’était
au départ que virtuel ou qu’une envie est devenu réalité.
SIGNS OF LIFE, 1985-1987
Le titre ouvrant le disque, Bean Fields, fait entendre une musique fortement
inspirée du zydeco (musique traditionnelle acadienne, de Louisiane), mais après
cela, les cordes s’apaisent pour une pièce majestueuse, Southern Jukebox Music, probablement l’une des plus belles mélodies
que Jeffes a composées – un ton plus doux, élégiaque s’établit. Trois titres
sont laissés à la maîtrise de Simon Jeffes, sans orchestre. Une composition inhabituelle
clôt le disque, Wildlife, d’une durée
de 11 minutes, à l’atmosphère méditative et envoûtante, jouée de manière très
« tempérée » au triangle, à la guitare et au violoncelle avec des
effets de bandes dispersés. Simon Jeffes semble ici renouer avec les premières
expérimentations qu’il avait délaissées après ses études musicales, mais ce
titre reflète aussi la persistance de son intérêt pour le boudhisme zen. Oscar Tango relève
d’un ton plus sombre qu’à l’ordinaire :
Après
avoir écrit cela, j’ai pensé que cela ressemblait vaguement à un tango, mais
n’étant pas un spécialiste du genre, je lui accolais un nom qui désigne pour
une part un type d’alphabet (utilisé comme code en radiotéléphonie par l’OTAN),
afin de montrer que tango est pris
dans un sens non conventionnel.
Ce disque fut fortement salué par la critique. Et il le
mérite, c’est incontestablement un grand disque !
Ces nouvelles compositions sont
ingénieusement simples, incroyablement variées, quelquefois humoristiques et
toujours chaleureusement intimes malgré l’absence complète de voix. Dans un domaine si souvent empreint de sombres prétentions
pseudo-philosophiques et de lourdes introspections, le Penguin Cafe Orchestra…
apporte une chaleur humaine appréciable.
Paul du Noyer, Q Magazine
La pièce la plus frappante et la plus étrange sur Union Cafe est une composition que
Jeffes écrit pendant qu’il prend part à des séances d’enregistrement aux
studios Real World de Peter Gabriel,
près de Bath, à l’été 1992. Là-bas, alors qu’il est entouré de musiciens
venant des quatre coins du monde pour échanger et jouer ensemble, il apprend la
mort du grand compositeur John Cage. Il conçoit alors rapidement une pièce
respectant le principe de hasard dont Cage avait été un adepte, en utilisant
les lettres de son nom C-A-G-E (Do-La-Sol-Mi) jouées en canon sur 4 octaves,
tandis qu’une partie de piano égrène librement les notes Ré-Mi-La-Ré (D-E-A-D).
Cage dead peut s’interpréter d’une
autre manière, comme un oiseau sorti de sa cage…
Le reste de Union Cafe
est une vigoureuse re-définition et re-déclaration des formes et des valeurs
musicales qui caractérisent le groupe : l’héritage africain, les
grattements des cuatros vénézuéliens, le son profond du sud des états-unis et même l’héritage du
Conservatoire classique. Réalisé sur son propre label, Zopf, ce disque préfigure
une nouvelle et longue série de concerts en Angleterre et à l’étranger.
Bien que les Penguins
continuent de jouer ensemble deux autres années, Jeffes aspire à une vie plus
tranquille, ou pour employer des termes plus adéquats, à une façon plus sereine
de faire de la musique. En 1996, il quitte Londres pour Somerset et se
concentre sur des compositions pour piano solo. Très peu de temps après, il
tombe malade et apprend qu’il est atteint d’une tumeur cérébrale inopérable,
dont il meurt en décembre 1997. Ses compositions pour piano seront rassemblées
sur CD en 2003.
5 disques originaux (plus 1 enregistrement en public, When in Rome en 1988, et un Concert Program, en 1995, compilation
d'anciens morceaux réenregistrés en studio dans des conditions live), c’est peu
pour une période couvrant plus de vingt années. Pour ceux, en tout cas, qui
souhaitent disposer d’une sorte de panorama musical, un coffret anthologique de
4 CD intitulé simplement A History existe
en deux options (chic et moins chic, cher et moins cher).
La musique du Penguin
Cafe Orchestra allait dans les années suivantes inspirer différents groupes
et artistes, comme Pascal Comelade, Yann Tiersen, Klimperei…. Enfin, treize ans
après la mort de Simon, son fils Arthur reforme un groupe de musiciens,
puis commence à rejouer et réinterpréter le répertoire du PCO, ajoutant ainsi un nouveau
chapitre de l’histoire de ce groupe unique, à l’univers si curieux et créatif.
In memoriam SJ (1949-1997)
Biographie et
historique établis avec l’aide de Robert Sandall sur le site officiel du
Penguin Cafe Orchestra, avec le soutien de Hélène Hory pour la traduction.