Paru
en 1998 sous forme de feuilleton dans la revue lilloise "Le
dépli amoureux", Le
Lapin mystique
est le tout premier roman de Lucien Suel, bien avant Mort
d'un jardinier aux éditions
de La Table Ronde, 2008, qui ont aussi publié ses trois derniers
romans et tout récemment un ensemble de poèmes, Je
suis debout.
Qualifié
de "fiction hallucinée, récit psychédélique" dans sa
présentation éditoriale, Le
Lapin mystique
laisse clairement apparaître des références diverses, qui
proviennent à la fois de la littérature (Rémy de Gourmont et son
Latin
mystique,
Sade, Huysmans, Rimbaud...), la musique (plutôt électrique) et le
cinéma (plutôt noir).
Passablement
esquinté, suite à un accident de la route, le narrateur semble
émerger d'un fossé en même temps que d'un coma, et entreprend de
rassembler les morceaux, mais on s'aperçoit vite que ça ne "colle"
pas. Inutile de faire la part des choses entre ce qui a pu se passer
avant ou après, ce qui appartient au dehors ou au dedans : le
lecteur, devenant témoin (et possiblement assistant), est appelé
lui-même à recoudre les fragments d'une mémoire chamboulée, car
le personnage exprime des faits mal situés dans l'espace et dans le
temps, révélateurs de son état de choc, et qui prennent
occasionnellement des allures de parcours christique. "J'oserai
vous parler de moi longuement. C'est fictif". Dès les premières
lignes, nous sommes d'ailleurs avertis que le "moi" qui
conduit le récit (qu'il induit autant qu'il en procède) évolue
dans une dimension hasardeuse, sous l'emprise fantasque d'un cerveau
en fort dérangement. Porté
par un style baroque et distordu, on
le voit s'abîmer
dans sa vision des faits, métamorphique
et morphinique, qui
le fait sauter du corbeau freux au kangourou ventriloque, de
l'escargot au porc-épic, entre chapelle ruinée et discothèque
ravageuse, entre carotte et marteau, en compagnie d'une femme nommée
Laure et d'une Marianne littéralement "Pleine de foi",
ouvrant ainsi deux voies d'apparence contradictoires, entre profane
et sacré, pureté et déchéance : Sister Marianne figurant une
nonne de rencontre, Laure étant nettement plus exposée, en bikini
noir, aux allures de Pandora ou d'une Alice dont la vertu secrète
serait d'être rongée par le vice. S'il y a conversion, ce n'est pas
sans perversion : dans l'esprit, le texte repose sur une mystique
très charnelle, instruite à la lettre de fins détails sur l'aspect
des corps et l'intérieur des organismes, expression d'un véritable
délire obsessionnel, psychophysiologique et panthéistique.
Lucien Suel & Cheval 23 |
On
le suivra donc, jusqu'au bout, avant que lecteur-assistant comprenne
qu'il a été "joué", la personne en danger faisant retour
sur elle-même, dans un décor d'hôpital qui serait le commencement
de sa fin, ou inversement. Ce bref roman cuni-circulaire, qui se
situe au point d'intersection de l'infini, met à jour les images les
plus nettes d'une histoire trouble, sous
influence tragico-burlesque,
laquelle pourrait générer un type de boucle sonore et visuelle,
cruelle et sensuelle, une sorte de slapstick
de la décadence (agité de l'intérieur), de folie cyclique et
récurrente, car c'est quand il se clôt que Le
lapin mystique
se met curieusement à éclore... Drôle de manège !
Si
j'ai choisi pour extrait du Lapin
mystique
le passage relatif à l'écorchement du léporidé, la raison en est
que votre lièvre
précieux
y retrouve certains échos de son enfance rurale et que la
description qui est faite du sacrifice de l'animal, de sa fourrure
soyeuse et de ses petits yeux lamentables, est d'une précision
remarquable. Mais avant, j'ai eu envie de feuilleter les pages des
Écrits
de Laure
et j'y ai prélevé un fragment poétique qui correspond très
justement à la figure d'ensemble du livre, figurant la
forme verticale d'un même infini :
"Je me suis retrouvée
"Je me suis retrouvée
toute
enfermée
comme
en un cercle
auquel
j'échappe
par
cet autre
qui
m'y ramène"
Laure,
8 (extrait)
"Me
voici enfin dans un de ces châteaux,
aux pieds du lapin mystérieux, du géant céleste, une parodie de
glaive dans les mains. J'empoigne la peau de son ventre gris, faufile
ma lame entre le derme et la chair, montant le long d'une cuisse,
contournant la patte sous le lien, puis je dégage l'autre cuisse de
sa gaine de fourrure soyeuse. Mes yeux sont baignés de larmes. Laure
s'est approchée de moi en rampant. Elle se couche sur le dos à
l'aplomb de la voûte. Le couteau pointu de la nonne s'agite dans
l'entre-jambes du lapin. Les cuisses roses de l'animal s'ouvrent sur
un vide sanglant. Laure a levé le bras et m'enlève le couteau des
mains. Maintenant, je saisis la toison.
De toutes mes forces, j'agrippe la robe et la tire vers le bas. La peau se tend et roule doucement en se décollant. Les veines superficielles marbrent le nacre épidermique. Un doux et tiède parfum de chair tendre apaise notre esprit. Laure m'aide à dévêtir notre animale victime. Ses doigts se mêlent aux miens dans les poils. La traction de nos mains réunies achève le déshabillage. Je reprends mon couteau et détoure les pattes avant.
De toutes mes forces, j'agrippe la robe et la tire vers le bas. La peau se tend et roule doucement en se décollant. Les veines superficielles marbrent le nacre épidermique. Un doux et tiède parfum de chair tendre apaise notre esprit. Laure m'aide à dévêtir notre animale victime. Ses doigts se mêlent aux miens dans les poils. La traction de nos mains réunies achève le déshabillage. Je reprends mon couteau et détoure les pattes avant.
L'émotion me saisit une nouvelle fois à la vision des petites moufles blanches, ornements délicats autour des moignons."
Le
Lapin mystique,
extrait mis en ligne avec l'aimable autorisation de l'auteur et de
son éditeur.
(éditions)
La Contre Allée, collection Les Périphéries, 2014
Lucien
SUEL (un
seul ciel,
modeste proposition d'anagramme patronymique), poète ordinaire,
romancier et traducteur, est né en 1948 à Guarbecque, dans les
Flandres artésiennes. Il a édité la revue The
Starscrewer,
consacré à la poésie de la Beat
Generation,
puis La
Moue de Veau,
magazine dada punk, tout en pratiquant l'art postal à l'échelle
planétaire. Il anime la Station
Underground d'Emerveillement Littéraire
et le blog littéraire Silo.
Ses œuvres imprimées comme ses prestations scéniques couvrent un
large registre, allant de coulées verbales beat
à l'expérimentation de formes arithmogrammatiques (poèmes composés
de lignes à nombre de caractères typographiques égal, croissant,
ou décroissant), du collage et du caviardage (poèmes express) à la
performance, notamment avec le groupe de rock Potchük et au sein de Cheval 23.
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