Le
mythe et l'atlas
À
tous égards, c'est une position curieuse qu'occupe Serge Daney, en
tant que critique de cinéma et de « regardeur-regardé »,
mais c'est aussi une position curieuse qu'il occupa au cours de sa
vie physique, entre le siège de la « salle obscure » et
son nomadisme, lui qui s'est tout de suite reconnu citoyen du monde,
allant de pays en pays, vérifiant la promesse d'images, virtuelles
ou non, réarrangées sur l'écran de cinéma ou incarnées sur le
territoire du réel, à partir de la carte, qui lui sert de moteur
« action » (et de mise
en mouvement). Entre l'afflux des images en lieu clos et
l'influx de l'espace ouvrant des voyages. Dans l'extrait
vidéo, qui concerne l'atlas, il s'en explique très bien. Serge
Daney s'exprime avec une éloquence qui nous paraît toute naturelle
et possède surtout, ce qu'on peut encore vérifier trente ans après,
une lucidité dont la pointe n'est aucunement émoussée (elle en est
même encore plus aiguisée aujourd'hui). Il est bon de relire les
chroniques de son ciné-journal, de voir en intégralité les
entretiens filmés et de reconsidérer l'ensemble de ses écrits pour
bien se repositionner nous-mêmes, par rapport à l'état actuel du
cinéma, l'éclatement des dispositifs visuels et de nos moyens de
communication. Du coup, on regrette que Daney, mort des suites du
sida en 1992, n'ait pas pu vivre pleinement l'ère de l'internet
parce qu'il aurait très certainement apporté un regard critique de
premier ordre sur cette nouvelle source, pleine de potentiel mais
rapidement noyautée par le mercantilisme et piégée par les effets
du narcissisme.
Sur
le mythe, il apporte aussi des choses essentielles, au détour d'une
chronique consacrée au festival de Cannes de 1984 où deux films –
deux œuvres cinématographiques, osons-le dire – se trouvaient
alors en « compétition » : Paris, Texas de
Wim Wenders, qui obtint la Palme d'or, et Il était une fois en
Amérique, de Sergio Leone :
« Les
mythes, explique Mircéa Eliade, c'est toujours plus ou moins un
récit qui répond à une question : comment quelque chose (ou
quelqu'un) s'est mis à exister.
Ex-nihilo. Comment ça revient de nulle part. Les héros de Wenders
et de Leone reviennent de nulle part. Il y a un « trou »
dans leur vie : quatre ans pour Travis, plus de trente pour
Noodles, soit trente-quatre ans dont nous ne saurons rien. Une
« absence à eux-mêmes » qui les oblige ensuite à tout
recomposer, patiemment.
Car,
nous ne sommes plus à l'époque – naïve avec le recul – où il
semblait si souhaitable et si facile de tout « démystifier »,
à commencer par l'Amérique. Nous ne croyons même plus que la
psychanalyse soit notre dernière façon de nous arrimer, grâce à
nos névroses, à du mythe (Oedipe and Co).
Il
y a quelques années, l'itinéraire de Travis (prodigieux Harry Dean
Stanton), nous l'aurions analysé comme une reconquête-puzzle du
« moi » aux prises avec un « ça » enfoui et
un « surmoi » inhibant. Wenders aussi sans doute. Cela,
c'était Au fil du temps.
Cela, c'était Il était une
fois dans l'Ouest (Ah, le flash-back « joue
pour ton grand frère ! »), histoires de traumas
et de guérisons qui avançaient comme des récits d'analysants, avec
des digressions (l'opéra, l'errance) et des parenthèses. Le savoir
sur le mythe, d'aujourd'hui, ne sert à rien. Seul compte le goût de
déplier les histoires dont le mythe est porteur. Et là, on peut
dire que Leone se résume et se déchaîne et que Wenders se reprend
et s'éclate. »
D'où
découle la question finale : la poutre-maîtresse qu'est le
mythe est-elle toujours porteuse ? On voit que, soumise à forte
pression, elle s'affaisse dangereusement, au point de rompre et
d'entraîner la ruine de l'édifice, de l'ensemble de la « maison
cinéma ». Pour d'autres, moins optimistes (ou plus
pessimistes), il est évident que cette maison s'est depuis déjà
longtemps écroulée... que cela se reconstruit sur d'autres modes et
passe par d'autres voies. À tous égards, c'est une position
curieuse que celle du spectateur actuel, qui fait que le regardeur
se sent justement de moins en moins regardé.
La mort de Serge Daney a été une perte immense. J'ai beaucoup apprécié "Persévérance", Entretien avec Serge Toubiana (P.O.L., 1994), dont Serge Daney n'a pas vu la publication. Toute la première partie sur "Le travelling de Kapo" est bouleversante de force et de justesse.
RépondreSupprimerJ'ai lu aussi "Le salaire du zappeur" (Ramsay,1988)...
Serge Daney était un grand et oui, il aurait eu beaucoup à dire sur (et avec) internet.
Michèle Pambrun
Oui, dans ce monde des images d'aujourd'hui, on constate la valeur incomparable des points de vue de Serge Daney. Je l'ai découvert par les entretiens avec Toubiana puis un ami m'a prêté les volumes du "Ciné-journal" et bien sûr, les entretiens filmés "Itinéraire d'un ciné-fils", qui sont admirables de justesse et de lucidité. Merci pour votre commentaire et bienvenue sur le blog ! Le lièvre lunaire
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