La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.

Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)


auteur-éditeur : www.remy-leboissetier.fr

samedi 8 mai 2010

Des liens, Giordano Bruno [Allia]

    L’imagination est à la fois une faculté d’unification et d’exploration dynamique du réel. Elle unifie en monde les images reçues des sens, pendant qu’elle invente ce dernier autrement en les recomposant […] L’imagination est le sens des sens. La raison en est que l’esprit imaginatif lui-même est l’organe sensoriel le plus synthétique et le premier corps de l’âme […] Ce sens contient la partie supérieure de l’être vivant […] Car c’est autour de lui que la nature a constitué toute la machinerie de l’individu. Cela désigne le premier véhicule de l’âme, le moyen terme entre le temps et l’éternité, ce par quoi nous vivons le plus, c’est-à-dire, l’esprit imaginatif.

    Quatre siècles après avoir été supplicié sur le bûcher de l’Inquisition à Rome, Giordano Bruno parle encore à la sensibilité de chacun et son œuvre aide à l’intelligence. Ce n’est que justice, contre l’aveuglement et la cruauté de ses détracteurs, pour l’essentiel cléricaux. Philosophes, essayistes, scientifiques, historiens, écrivains ou artistes ont commenté et analysé la pensée de Bruno. Les multiples intérêts qu’il suscite attestent de l’étendue de son savoir et de son implication dans les différents domaines de la connaissance et leurs formes d’expression.

Pour peu qu'on le dégage des interprétations réductrices et de quelques mythes persistants, Bruno intéresse aujourd'hui tant la philosophie que la poétique, tant l'art dramatique que l'histoire des sciences.
 
Giovanni Aquilecchia : Giordano Bruno, Les Belles lettres, 2000 (extrait de la préface de l’éditeur).
 
"Il est nécessaire que celui qui doit former un lien possède en quelque façon une compréhension de l’ensemble de l’univers."

    De vinculis in genere [Des liens en général], composé entre 1589 et 1591, demeuré inédit jusqu’à la fin du XIXe siècle, nous intéresse en particulier parce que, comme le note Thierry Bardini, une "théorie du lien est fort à propos à l’heure du World Wide Web, des arts médiatiques et, plus généralement, de la cyberculture triomphante" et par le fait qu’il est, comparativement à d’autres ouvrages de Bruno, nettement plus abordable (on trouvera chez le même éditeur et dans la même collection, le court traité De la magie).
    Le philosophe-poète de la Renaissance (tardive) a non seulement étudié les principaux domaines de la connaissance mais écrit une série d’ouvrages dans des genres divers, abordant des sujets faisant ouvertement débat.
    Giordano Bruno, tôt formé à l’art de l’éloquence et de la mémoire, diplômé de théologie, devait ne pas craindre les contradicteurs et surtout, avoir la passion de la discussion, de l’échange d’idées. On ne perçoit aucun sectarisme chez Bruno, son approche multiforme laissant, contre toute norme et diktat, porte ouverte à l’infini des mondes ; trop grande ouverte, cette porte autorisant l’imagination à se porter vers tous les possibles, fit craindre aux « gardiens du dogme et soldats du pouvoir » (Richard Martel) un abîme menaçant, un foyer de la subversion. Bien à tort, puisque Bruno appelait de ses vœux un principe de tolérance : la religion de la coexistence pacifique des religions, uniquement fondée sur la règle de l’écoute mutuelle et de la discussion libre. Coexistence dont nous en sommes encore loin !

    S'il a attiré l’attention de certains hommes de pouvoir (le roi Henri III, admirant son art de la mémoire, le protège), Giordano Bruno n’a jamais pu s’aligner avec les valeurs religieuses de son temps : excommunié successivement par les catholiques, les calvinistes et luthériens, l’audacieux intellectuel, « académicien de nulle académie », comme il s’était défini lui-même, se fait bien plus d’ennemis que d’amis, non seulement chez les religieux, mais aussi chez les docteurs d’Oxford, les « ânes » grammairiens, tous les puristes et autres puritains, ce qui le conduira à mener une vie d’errance, avant d’être condamné à l’emprisonnement – et soumis à la question.

Ni athée ni matérialiste, Bruno refuse de s’inféoder à un courant […] Il pense le contradictoire, ne cesse de décentrer son point de vue, en s’affranchissant de tout horizon de pensée : jamais il ne cède à la tentation d’élaborer une systématique et s’il revendique l’inaccessibilité de l’absolu, c’est pour mieux s’interdire de cautionner le relativisme des sceptiques.
 
Bertrand Levergeois, Girodano Bruno, Fayard, 1995.

    C'est bien en penseur de la Renaissance que Bruno défend la diversité des enseignements et la globalité du savoir :
 
statue de Bruno - Campo dei Fiori, Rome
    Parce que c’est d’un ambitieux et d’un cerveau présomptueux, vain et envieux de vouloir persuader les autres qu’il n’y a qu’une seule voie d’investigation et d’accès à la connaissance de la nature ; et c’est d’un insensé et d’un homme déraisonnable de se le donner à croire à lui-même.

    À propos de tolérance, de la concorde des peuples et du respect de leur culture, le constat qu’il fait des comportements ayant suivi la découverte du Nouveau Monde est sans équivoque :
 
    Les Tiphys (les conquistadors) ont découvert le moyen de troubler la paix d’autrui, de violer les génies des peuples, de confondre ce qu’avec prévoyance la nature avait distingué, de redoubler les maux du monde par les effets du commerce, de créer une chaîne de vices d’une génération à l’autre, de propager avec violence des folies sans précédent, de semer des désordres inouïs sur des terrains encore vierges, en considérant en fin de compte la raison du plus fort comme la meilleure ; ils ont renouvelé le goût, les instruments, les méthodes de la tyrannie et du meurtre ; de sorte qu’un jour viendra où les hommes, instruits à leurs dépens par les vicissitudes et la force des choses, auront assez de savoir et de moyens pour faire fructifier — en les aggravant — ces inventions si pernicieuses.

En automne 1591, Bruno se retrouve à Venise, à l’invitation de Giovanni Mocenigo, un praticien qui désire apprendre de lui l’art de la mémoire et de l’invention. Mais rapidement, la mésentente s’installe. Tandis que Bruno veut rejoindre Francfort pour la publication d’ouvrages, estimant avoir traité Mocenigo avec suffisance, ce dernier estime avoir été floué. La situation s’envenime. En mai 1592, Mocenigo adresse une lettre de dénonciation à l’inquisiteur de Venise. Bruno est d’abord emprisonné dans cette ville, où il est soumis à un premier procès conventuel. En 1593, suite à une demande d’extradition de l’accusé, Bruno est conduit à Rome dans les prisons du Saint-Office. Bruno se présente comme un philosophe incompétent en matière de théologie, mais les accusations portent plus sur l’exercice de la foi que sur la recherche de la vérité, alors que, comme le note Bertrand Levergeois en introduction de sa biographie de Bruno, "la rupture avec son ordre, son itinéraire d'exilé à travers l'Europe, sa quête inlassable d'une chaire où professer librement, ses écrits nombreux bien qu'échelonnés sur moins de dix ans, sa fréquentation des milieux intellectuels et des plus hautes sphères politiques : tout montre qu'il échappe à son obédience d'origine". Aujourd'hui encore, les autorités de l'Église de Rome, refusant sa réhabilitation, préfèrent confiner Bruno dans son hérésie plutôt que de lui reconnaître le statut légitime de philosophe.
Parmi les quatorze chefs d’accusation du procès, lequel dura sept années, figurent : la négation de la transsubstantiation ; la mise en doute de la virginité de Marie ; le rejet du dogme de la Trinité ; le séjour dans différents pays hérétiques et l’adoption de leurs usages ; les moqueries à l’encontre du pape ; la croyance en l’existence de mondes innombrables et éternels, etc.
À plusieurs reprises, Bruno abjure, mais s’il se rétracte sur certains points, il se défend sur d’autres, remet en cause certaines propositions, adresse trois mémoires pour sa défense, dont on ne retrouvera pas trace… Au final, il se refuse à toute abjuration, déclarant n’avoir aucune raison de se repentir et après avoir écouté la sentence du jugement qui le condamne au bûcher, Bruno ne se soumet pas plus : la lecture à peine achevée, il se relève et lance vers ses juges :
Vous qui prononcez contre moi cette sentence, vous avez peut-être plus peur que moi qui la subis.
Une semaine après, le 17 février 1600, Bruno « fut mis à nu, attaché au poteau du bûcher, après qu’on lui eût passé un mors dans la bouche pour qu’il ne profère plus un seul mot. »
Prohibés, ses livres brûlèrent avec lui – pas tous, heureusement, ceux-ci étant un lien que certains hommes surent préserver, faisant de bon droit passer son nom à la postérité, de la Terre à la Lune, et dans la pluralité des mondes.

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