De 1992 à 1997, Nicolas Bouvier (1929-1998) a tenu une rubrique dans le Temps stratégique, revue paraissant à Genève, où il proposait une illustration tirée de son vaste fonds iconographique et en faisait le sujet d'une histoire. "Un jour de novembre 1997, nous dit l'éditrice, il est entré sans bruit aux éditions et m'a silencieusement tendu une liasse : c'était les vingt-huit textes parus. Il n'en écrirait plus et souhaitait qu'un livre les réunisse."
UNE LUNE PARMI TANT D'AUTRES (extrait)
— Vous en demandez trop. Vous voulez donc la lune ?
Chaque travailleur indépendant qui facture honnêtement son dû connaît cette ritournelle. À laquelle il faut répondre : « Oui, la lune, et même le petit homme qu'on voit dedans. »
UNE LUNE PARMI TANT D'AUTRES (extrait)
— Vous en demandez trop. Vous voulez donc la lune ?
Chaque travailleur indépendant qui facture honnêtement son dû connaît cette ritournelle. À laquelle il faut répondre : « Oui, la lune, et même le petit homme qu'on voit dedans. »
Un jour peut-être cette question, faite pour nous humilier
et nous laisser à quia, deviendra-t-elle simple appel téléphonique par satellite, où il
s'agira d'indiquer — aérolithes exigent — le
cratère de votre correspondant à une
téléphoniste dont la permanente
remontera à son dernier congé sur terre et sera renouvelée au prochain...
Vouloir la lune ! Qui, de Pythagore à Cyrano de Bergerac,
de Jules Verne à l'incorrigible Apollinaire célébrant cette compagne vaine
de son cul et Armstrong dont la raison a vacillé pour avoir mis le pied dessus,
n'a voulu la lune ? Cet astre qui pêche à la ligne nos marées, le sang des
femmes, fait surgir champignons et fougères,
et monter les abois des loups-garous.
Cette lune qui paraît parfois si lourde dans le ciel qui la roule, et dont cependant l'attraction tempère un peu les dures lois de Newton et
nous rend — quel bienfait — un peu
plus légers.
Et si cette lune, tantôt citrouille rousse, tantôt faucille
ou rognure d'ongle, mais que nous croyons fidèle, se lassait déjouer
les seconds rôles, d'être toujours reléguée derrière la
forêt, le Taj Mahal, la cheminée d'usine ou les mâtures à peine
balancées des grands voiliers à l'ancre, et quittait son orbite pour aller chercher fortune ailleurs,
vers une planète sans perspective qui lui permette l'avant-scène au moins une
fois par révolution ?
Alors quel vide dans ce ciel sans luminaire, quel deuil
dans notre firmament mental : la moitié de nos religions et de nos
« arts libéraux » disparaîtraient sans crier gare,
les amants manqueraient leurs rendez-vous nocturnes pour s'époumoner
en courses
obscures et vaines, le chœur des grenouilles d'Aristophane
et les Pierrots lunaires pointeraient au chômage, les peintres chinois
avaleraient leurs pinceaux, l'islam en
serait réduit à changer sa bannière,
et les boulangers, de Vienne à Vancouver, à brader leurs croissants. Mieux vaut
n'y pas penser.
Pour vous rassurer, j'ai choisi une image où la lune n'est
pas près de nous quitter. Il s'agit d'une figure de tarot, peinte et
dorée sur vélin, d'un travail probablement vénitien du
début du xve siècle. Alors le tarot
ne servait ni au jeu, ni à la cartomancie, née bien plus tard, mais
constituait un ensemble d'emblèmes ésotériques dont l'interprétation
était l'affaire de quelques initiés. Les princes italiens, plus tard
allemands, raffolaient de cette emblématique. Ils commandaient
selon leur fantaisie des jeux aujourd'hui rarissimes - vénerie, musique, mythologie — à
des ateliers aussi connus que ceux de Konrad Witz,
et les interrogeaient, par mage interposé, avant de conclure mariage ou de s'armer pour partir en campagne.
[…]
Biblio : éditions ZOE
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