La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.

Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)


auteur-éditeur : www.remy-leboissetier.fr

mardi 30 décembre 2014

La Lune : croyances et rites du Cambodge

La lune cambodgienne est une lune ambiguë. Tantôt femelle, tantôt mâle.../... son sexe n'est pas défini une fois pour toutes.
Il est possible que la conservation de ces deux aspects soit l'effet de la double influence entre l'Inde, où la lune est une divinité masculine, et la Chine, où elle est toujours féminine.

En revanche, son caractère bénéfique est parfaitement clair : la lune cambodgienne est généreuse.
Calendrier personnifié, la lune ponctue les événements de la vie privée et publique. Quand d'autres civilisations représentent symboliquement l'astre des nuits par un fruit, un œil, une goutte, une faucille, une barque, les artistes cambodgiens n'ont retenu d'elle que sa lumière d'argent, fraîche comme le cristal, et qui dure neuf cent mille ans.

Dans la représentation que s'en font les Khmers, la lune est lumière.
Les légendes de l'origine de la lune la relient presque toujours au soleil, font des deux astres des frères.
Un troisième frère apparaît généralement : Râhu, le monstre des éclipses.

Selon une vieille légende cambodgienne, le soleil, le feu, le tonnerre, le vent, la pluie, l'étoile Râhu, la lune, étaient sept frères, l'astre nocturne étant de tous le plus jeune.

Tous invités à dîner chez un seigneur, seule la Lune mit de côté des provisions pour sa mère, veuve et seule à la maison. Les astres-frères voulurent s'emparer de ces réserves et un combat s'engagea. Lune réussit à s'enfuir pour porter les gâteaux à sa mère. Chaque fois que Lune brille, nous sommes heureux et tous les ans nous célébrons une fête de salutations au Seigneur Lune, pour le remercier de sa bonté, et pour honorer ses sentiments de piété filiale.

D'autres légendes, en lien avec les éclipses, précisent l'origine de la lune : Soleil, Lune et Rahû y sont généralement frères, ce dernier avalant les deux premiers et provoquant les éclipses soit par colère inassouvie, soit par tendresse fraternelle. Il arrive aussi que Lune et Soleil soient cités l'un après l'autre sans aucune précision de parenté :

A l'origine, la Terre répandait une forte odeur, semblable à celle du caramel, et elle était plongée dans une obscurité absolue. Un génie, attiré par cette bonne odeur, voulut manger un peu de la Terre. Mais son corps, qui était lumineux, s'éteignit. Il fut pris d'une grande peur. Alors le Grand Tevoda lui envoya Prah Atit, le Soleil, pour l'éclairer le jour, et Prah Chan, la Lune dans son char d'argent, pour l'éclairer la nuit.

Salutation royale à la lune

Pour la Fête "des salutations à la lune et de l'avalage de l'ambok" (1), un prêtre venait présenter l'eau lustrale dans une conque incrustée d'or, émaillée de vert, de blanc, de rouge et posée sur une petite coupe d'or massif. le roi se mouillait légèrement les paumes, levait ses mains vers la lune, puis s'humectait le visage. Après un instant de contemplation et d'hommage, le roi aspergeait les enfants royaux prosternés devant lui au moyen de feuilles de phnou (arbre Bilva, aegle marmelos) trempées dans l'eau lustrale.

(1) Riz nouveau, modérément torréfié, puis écrasé au pilon alors qu'il est encore chaud.

Le Seigneur Lune et le peuple des campagnes

C'est surtout dans les campagnes que le peuple khmer rend hommage à la lune. Sur les places des villages, le plus souvent dans la cour des monastères bouddhiques, ou simplement devant une maison, on salue le Prah Chan, le Prah Khê, l'Auguste Lune, le Seigneur Lune.

Invocation au Seigneur Lune

"Aujourd'hui est le jour de la pleine lune du mois de Kadêk. Aujourd'hui dans chaque famille, dans chaque village, on fait ce que nous faisons ici. Nous invitons les divinités du ciel à venir prendre leur part de ces bananes, de cet ambok grillé par nous, écrasé par nous. Venez boire l'eau de cette noix de coco et protégez-nous, faites que nous soyons heureux dans cette vie et que nos biens s'accroissent entre nos mains ! Soyez notre protecteur, belle et bonne Lune, continuez d'éclairer le monde quand le soleil s'est enfoncé à l'ouest, afin que les ténèbres ne couvrent pas la terre !"

Les variantes de la fête sont nombreuses et il n'est pas rare que les bonzes des monastères bouddhiques y participent, récitant des prières en pâli à la gloire de la lune, notamment le Chanbaret (du pâli Canda-Parittam), psalmodié également au moment des éclipses.

Dans la province de Kandal ont lieu en liaison avec les salutations à la lune des courses de pirogues où prennent place des orchestres de musique siamoise et les grands tambours sayam, qui sont des répliques de la Fête des Eaux célébrées à Phnom-Penh."

Interprétation bouddhique de la fête de la lune

Les Cambodgiens donnent de cette fête une explication toute bouddhique, évoquant les Jâtaka ou "Renaissances", textes relatifs aux vies antérieures du Buddah. L'un de ces textes, dont nous avons déjà beaucoup parlé et qui fonde l'un des principales légendes du lièvre lunaire, raconte que le Buddha se serait réincarné sous la forme d'un lièvre et aurait donné sa vie, par compassion, à un chasseur. Celui-ci aurait fait un vœu avant son sacrifice, celui que son image s'imprimât dans le disque de la lune où l'on peut actuellement le discerner, disent d'un commun accord Cambodgiens, Laotiens et Vietnamiens. Mais cette explication se superpose au caractère fondamental des salutations, celui d'un rite de fécondité pour la terre et de prospérité pour les êtres humains.

Conclusion

Au Cambodge, la lune regarde d'un même œil serein les dieux et les hommes, épouse les uns, nourrit les autres, illumine les mondes [...] Tantôt mâle tantôt femelle, la lune est à la base d'un dualisme opposant des groupes sociaux, et détermina jadis les règles dynastiques et des unions matrimoniales. La lune est cependant un astre bénéfique, dispensateur de prospérité ; elle est associée à la pluie, aux moissons, à la fécondité de la terre et des êtres vivants [...] Mâle ou femelle, seigneur du ciel ou femme-serpent, généreuse et un rien malicieuse, teintée de magie, légèrement voilée de bouddhisme, avalée par un monstre et secourue par les bonzes, la lune du pays khmer est une lune ambiguë, de nature complexe, parée de toute la richesse des croyances cambodgiennes.

Tous ces extraits sont issus/adaptés de : La Lune, croyances et rites du Cambodge, par Eveline Porée-Maspero et Solange Bernard-Thierry (in La Lune - mythes et rites, collection Sources orientales, Paris, Le Seuil, 1962)

lundi 29 décembre 2014

La Lune en Canaan et Israël [Araméens, Hébreux]

Madeleine Petit commence par rappeler "combien sont grandes les difficultés de trouver des textes concernant un dieu lunaire en Israël, alors que nous savons que le monothéisme auquel il est arrivé [...] s'est efforcé de supprimer tout ce qui aurait pu l'entacher."
Les Hébreux nomades, lorsqu'il arrivèrent en conquérants à Canaan se trouvèrent en face d'un peuple sédentaire, avec une tradition religieuse bien établie. Ces épisodes qui figurent la préhistoire du peuple hébreu sont à aller chercher dans les documents araméens. Les Araméens, étaient issus des mêmes régions, cousins par la race et par la langue (les Hébreux revendiquent leur appartenance à une race et une origine communes : d'après la plus vieille tradition de la Bible, la Mésopotamie araméenne était la patrie d'Abraham. Sara, Rebecca, Léa et Rachel étaient des Araméennes.)

Quels sont les témoignages du culte lunaire chez les Araméens ?

Nomades et guerriers, "les Araméens partent, comme les Hébreux, de l'Euphrate." Fondateurs d'états, leur puissance est grande et au Ve siècle, l'araméen est la langue des chancelleries, de l'Euphrate à l'Egypte. Leur première grande étape, partant d'Our en Chaldée, fut Harran. De nombreux textes assyriens et babyloniens permettent de vérifier qu'ils "établirent comme dieu de Harran le dieu Sin, ce dieu-lune qui nous est déjà connu (voir Anatolie) dans une grande partie du proche et moyen Orient.

Sahar

Une stèle retrouvée près d'Alep mentionne Sahar, nom araméen du dieu-lune, ainsi qu'une autre située à Nérab, sur laquelle est mentionnée sa généalogie : Sahar possède un temple à Nérab et "nous voyons que non seulement le culte du dieu-lune se maintient chez les Araméens mais qu'il s'installe dans les pays conquis, et que des sanctuaires sont bâtis pour son culte. Le croissant lunaire le symbolise. C'est un dieu bienveillant et protecteur, qui accorde longue vie, prospérité, nombreuse descendance à ses fidèles et, lorsqu'ils sont morts, protège leur sépulture."

"L'évolution religieuse des Hébreux sera toute différente, mais il était nécessaire d'esquisser celle des Araméens, afin de mieux éclairer le milieu contre lequel les partisans du monothéisme eurent à lutter."

Lutte d'Israël contre les cultes astraux

Israël devint dans le monde antique le champion du monothéisme, mais pour s'imposer il eut à lutter contre le polythéisme ambiant de Canaan et de ses voisins, mais aussi et surtout contre les Israélites eux-mêmes. Nous retrouvons trace des cultes astraux par les interdits et les condamnations :

"Et quand tu lèveras les yeux au ciel et que tu verras le soleil, la lune et les étoiles, toute l'armée des cieux, ne te laisse pas entraîner à te prosterner devant eux et à les adorer, car Yahvé ton Dieu les a assignés à tous les peuples qui sont sous le ciel."
Deutéronome (IV, 19)

Il ne s'agit pas d'une simple mise en garde, car le fait de s'adonner à ce culte est réprimé avec la plus grande sévérité, allant jusqu'à la mort. Et s'il se trouve quelque personne chez soi ou dans sa ville qui aille servir d'autres dieux et se prosterner devant le soleil, la lune ou les astres, la procédure est la suivante :

"Tu traîneras l'homme ou la femme qui aura commis cette mauvaise action aux portes de ta ville et tu les lapideras jusqu'à ce que mort s'ensuive."
Deutéronome (XVII, 3-5)

Les morts eux-mêmes ne seront pas pardonnés : "Ils ne seront plus recueillis ni ensevelis ; ils resteront comme du fumier à la surface du sol." (Jérémie, VIII, 1-2).

Malgré ces lourdes menaces et punitions extrêmes, les Israélites n'en continuent pas moins d'adorer les "faux dieux". Contre la persistance des cultes astraux, il fallait souligner la supériorité de Yahvé aux yeux des Juifs. 

Supériorité de Yahvé

Dans la Genèse, cette supériorité passe d'abord par le rapport de subordination de la chose créée au créateur : c'est Yahvé qui a fait les cieux et les cieux lui sont soumis. et la lumière de Yahvé éclipsera enfin tout autre lumière :

"Le soleil ne servira plus à t'éclairer pendant le jour
ni la lune à te donner de la clarté :
Tu auras constamment Yahvé pour lumière
et ton Dieu pour parure.
Ton soleil ne se couchera plus
et ta lune ne décroîtra jamais ;
Car tu auras constamment Yahvé pour lumière
et les jours de ton deuil seront à leur terme."
(Isaïe LX, 19-20)

Néoménies

La fête de la nouvelle lune ou de la néoménie serait la trace d'un ancien culte rendu à une divinité lunaire. La plupart des textes de référence unissent les deux termes de "néoménie" et de "sabbat". On offrait des holocaustes à Yahvé à chaque nouvelle lune.

Pleine lune

La plupart des savants ont rattaché le sabbat à la fête de la pleine lune, l'opinion la plus courante étant que le sabbat (shabbat) vient de shabatu "cesser", le sabbat étant le moment du mois où la lune "cesse" de croître.

La Pâque

Comme le sabbat, la Pâque (pesâkh) a été rattachée à une fête de pleine lune. Les traditions bibliques s'accordent pour raconter que la Pâque fut instituée pour commémorer la sortie d’Égypte des Hébreux. Mais cette fête qu'on célèbre dans le désert semble bien avoir été une fête de nomade, d'origine pastorale.
Fête du départ d'Egypte, fête de nomade dans le désert, fête du quatorzième jour du mois, il semble bien que nous soyons en présence d'une fête étroitement liée à la pleine lune.

Que conclure de cette enquête ? Pas de mythe de la lune en Israël, mais on peut parler de traces d'un culte lunaire, ce qui présupposerait une religion lunaire du désert [...] On ne peut nier que la plupart des fêtes hébraïques aient été en rapport avec la lune. Mais avec le dieu ou avec l'astre ? Là est toute la question, que nous ne nous chargerons pas de trancher."

La Lune - Mythes et Rites – La lune en Canaan et Israël
par Madeleine Petit (Le Seuil, 1962)

samedi 20 décembre 2014

Abécédaire de Titta Caouanne [Rémy Leboissetier, décembre 2014]

Ce livre-objet rassemble 20 lettres adressées par voie postale à une personne répondant au nom "totémisé" de Titta Caouanne et dont le contenu se rapporte à un mot composé, du A de Abaisse-langue au V de Vif-argent. Outre la forme imposée de l'abécédaire, cette contrainte vise à mettre en valeur cette catégorie de mots relativement délaissée et pourtant forte d'expression, assez efficace en tout cas pour venir en aide à un lexique parfois déficient ou faire l'économie d'une périphrase (à noter la fonction pratique de composés tels que marche-pied, essuie-main, repose-tête...) La plus grande qualité de ce type de formation est d’avoir le sens du raccourci, l'esprit de synthèse, en se faisant charge d'aucune surcharge, ainsi de lance-flammes, d'allume-feu... Un verbe accolé à un adjectif et voilà un sujet rapidement croqué (combien de mots faudrait-il pour décrire un trotte-menu ?) Passer ainsi en revue les mots composés de la langue française fut d’abord un régal de vocabulaire et s’il apparaît çà et là des manques, les entrées du dictionnaire offrent néanmoins un fonds d'options savoureuses. Nous avons, il est vrai, beaucoup emprunté à l'anglais qui en regorge et oublié de produire de nouvelles formations, mais personne ne contestera le fait que notre rendez-vous s'exporte toujours bien.
"Humoraliste" autodéclaré, je me suis surtout appliqué dans cette série à composer des portraits qui illustrent les mœurs de notre bonne vieille société, en m'intéressant pour le reste à quelques faits et objets, mais tout au long et à tous niveaux c’est bien des états du langage dont il est évidemment question. Enfin, disons que la meilleure marque de vitalité des composés tient en peu d'espace et s'ouvre à plus large considération : elle se signale par la présence d'un lien discret qui résume et la lettre et l’esprit et le cœur même de cette entreprise, sous l'appellation de trait d’union – système d'assemblage favorisant l'échange, né de l’indispensable relation.


Si ce n’est d'assurer un véritable dialogue, la correspondance par lettres fonde un genre de "conversation". Hors de toute présence physique, ce mode conversationnel, puisqu'il faut l'appeler ainsi, n'est pas complètement détaché de l'oralité, dans la mesure où il en maintient certains traits de caractère. Par le choix des mots et de leur ajustement, ce mode occupe un espace qui peut tenir lieu de parole, sans appartenir totalement à l'écrit. Du reste, dans son premier sens, la conversation est ni plus ni moins un moyen de "fréquentation", une façon de se tourner vers quelqu'un pour un échange de propos.
Plus qu'un outil de communication, dont on ne manque pas aujourd'hui, la correspondance est un moyen d'expression qui, dans sa forme écrite traditionnelle, se trouve en net déclin, quasiment en voie de disparition (cette rareté lui confère une valeur précieuse, d'autant plus perceptible que le courrier postal devient onéreux). C'est justement cet état d'abandon, cette obsolescence comme diront certains, qui m'a conduit à raviver ce mode de relation établie sur un double rapport de tons, réglant la balance entre distance et proximité, réserve et familiarité.
Discussion serait peut-être un mot plus approprié si ce qui sert de matière à conversation, passant donc de la correspondance intime à l'espace plus ouvert de la publication, ne devait être tout de même quelque peu "élargi" et aiguisé pour cette nouvelle destination. Mais qu'il s'agisse là de ce qu'on appelle littérature, au sens commun de grandeur littéraire, je n'en suis pas vraiment sûr. Un genre prosaïque, très certainement ; une forme intermédiaire entre la parole et l'écrit qui ne commande pas trop d'élévation et ne s'encombre pas non plus des apprêts du discours oratoire, mais requiert en priorité un style vif, tirant au maximum profit des traits d'esprit et de la couleur des mots. Plutôt qu'une étude approfondie du système et des effets des mots composés, dont je ne me sens nul besoin d'autorité, le lecteur trouvera ici le résultat d'une observation la plus fine possible, exercée rapidement selon mon humeur : j'y expose un point de vue sans pour autant professer d'opinion. 

 

jeudi 25 septembre 2014

Erik Satie, Percussions Claviers de Lyon [BNL112972, 2013]

Après le tribut des mandolines du Melonious Quartet, voilà un nouvel ensemble de transcriptions d’œuvres du compositeur Erik Satie qui a eu pour effet de dresser spontanément les oreilles de votre lièvre précieux. Erik Satie continuant à être si peu joué en public (tout au moins en France) par les représentants de la musique dite "sérieuse", il convient de saluer l'initiative d'artistes moins sérieux, qui en perpétuent l'esprit fantasque, ascétique et méditatif, féroce et moqueur.

Ce qui n'a rien de simple, malgré les apparences, comme le confirme Raphaël Aggéry dans le texte d'intention qui présente cette re-création : « Les œuvres de Satie ont la singularité d'être majoritairement écrites pour piano et certaines sont d'une déconcertante simplicité pianistique ! Comment, dès lors, les adapter pour cinq musiciens ? Les transcriptions que j'ai réalisées dans le passé étaient toutes tirées d’œuvres orchestrales et « réduites » pour notre quintette. A l'inverse, j'ai été confronté ici à cette écriture très épurée. Un travail conséquent d'orchestration, d'instrumentation, d'amplification et quelquefois de composition a donc été nécessaire pour donner un nouvel éclairage à ces magnifiques pages musicales, sans jamais altérer le caractère originel de la musique. »

Le programme débute avec les incontournables Gymnopédies (1888) et Gnossiennes (1890), et c'est la première des merveilles que d'entendre ces sonorités aériennes qui nous emportent très haut dans les sphères (la troisième Gnossienne est particulièrement somptueuse par la qualité de son orchestration et son arrangement, qui nous fait très bien sentir l'influence de Satie sur certaines musiques répétitives, notamment celle de l'américain Steve Reich).
L'humeur malicieuse du compositeur pointe ensuite son nez dans les trois pièces des Airs à faire fuir (1897), la majorité des arrangements se concentrant sur la période dite "humoristique" de Satie. Nous continuons ainsi, dans une voie chronologique et fantaisiste, avec les 3 Véritables préludes flasques (pour un chien) de 1911 et un ensemble de pièces écrites en 1913 : Descriptions automatiques, toujours conçues par 3, incluant des citations de chansons populaires et enfantines, pièces faussement légères, imprégnées de mélancolie ; 7 pièces extraites du Piège de Méduse, la seule comédie lyrique en 1 acte écrite par Satie, d'une bizarrerie cruelle (que Michel Sanouillet estimait appartenir à la « préhistoire du mouvement Dada » et qui annonce aussi le théâtre de l'absurde de Ionesco).
Croquis et Agaceries d'un gros bonhomme en bois et Embryons desséchés (toujours portées par le chiffre 3) qui sont incontestablement des modèles de perfection funambulesque, de fausse désinvolture et suprême dérision - à pleurer de rire dans la grande pompe des finales...

 
Le plat de résistance, ce sont bien entendu les miniatures drolatiques de Sports et divertissements (1914), introduites ici par la voix de Bardassar Ohanian, où Satie nous offre une série de tableaux musicaux très expressifs (à voir et à entendre, donc, en portant si possible un œil au graphismes des partitions de Satie).
Après cet ensemble plus enjoué se placent les Cinq grimaces pour le songe d'une nuit d'été (1915), d'après l'orchestration de Darius Milhaud, et tout ce beau travail se termine par la fameuse Sonatine bureaucratique (1917).
Que dire d'autre ? Que ce disque, qui n'est pas seulement à conseiller aux amoureux de Satie, présente un généreux programme d'une durée de 75 minutes et qu'il a été enregistré en juin 2012 par les musiciens du Quintette de Percussions Claviers de Lyon, qui comprend : Sylvie Aubelle, YingYu Chang, Jérémy Daillet, Gilles Dumoulin et Gérard Lecointe.

vendredi 1 août 2014

Katy Rémy : La femme des petites provinces, opus 2 [ Contre-Pied, 2014 ]

De la femme des petites provinces, nous n'aurons aucune description, elle n'a même pas de biographie. Nous voilà bien renseignés ! C'est donc sans histoire que nous sommes conviés à suivre ses traces au cours de ses menus voyages. Il n'existe pas de diminutif, à ma connaissance, pour dire un petit voyage. Excursion, incursion seraient des termes à la fois trop vagues et connotés, par trop ampoulés... Elle rassemble ici ses notes prises sur le vif auxquelles elle nous fait témoin, ou plutôt tente d'assembler cette matière vivante et disparate, avec toujours ce vieux rêve d'une pensée qui s'écrirait sans (trop) y penser, de manière aussi évidente que la « pommalité » de la pomme, par exemple. Atteindre cette "pommalité" n'est pas chose facile (Henri Michaux, par le biais de Plume, s'y est essayé), mais ce n'est pas tant le cœur de la pomme qui l'intéresse, plutôt ce qui y gravite, autour du cadran des heures. Ne dit-elle pas quelque part, en vraie chasseuse atmosphérique, que l'héroïsme serait "une vue intérieure et verticale qui prend en compte le temps dans tous ses états" ? À n'en pas douter, Katy Rémy possède une voix particulière, et pas seulement une vue intérieure portée par ses qualités d'observation de la faune extérieure. Il serait enfin temps de le remarquer.
Précisons également que La femme des petites provinces est un vaste chantier d'écriture, dont on aimerait saisir un jour la totalité des tonalités, qui ne nous parvient pour l'heure que morcelée. Quoiqu'il en soit des circonstances, votre lièvre précieux attend patiemment le prochain opus, regardant au loin, vers l'oppidum de Cemenelum, d'un air détaché (selon les pointillés).

En attendant, avec la bienveillance de l'auteur(e) et de l'éditeur, voilà un extrait :

"À jamais s'impose à elle, assise là, dans un bar à marins du vieux port, l'image de ce pauvre Robinson au dos écorché.

Ce qu'elle note pourtant, c'est le lapin suspendu à la porte de la grange, sec et racorni, sa forme pleine de sang sur la table, image fétide. Le plein et le délié. On ne peut même plus prononcer le mot écorchure en soignant un enfant, car c'est sa peau duveteuse qui s'accroche au cœur. On voudrait dire et on ne le peut pas. La plaie est plus facile à mentionner : elle est biblique et tient dans le langage sentimental une telle place. Pour l'écorchure, il faut faire intervenir l'écorcheur, le bourreau. Afin de permettre à ce mot d'échapper au désastre, on a précisé "écorché vif". Et alors, l'écorché mort, c'est le lapin ? Mais qui a testé son cœur et son âme ? Qui sait quoi que ce soit de cet état de mort qui puisse laisser entendre que l'on peut être écorché mort ?

Il y avait une comptine quand elle était enfant :
L'écorché, le lapin, le mort
Peau sèche, racornie, pendue
Etc.

Complétons-la donc :
Peau de l'écorché
racornie
le visage luisant
la renie

Et pour rire :
Et ses pieds que j'entoure
de papier d'argent pour
le cuire farci

Important : ce qui reste du lapin, et ce qui disparaît, c'est l'emblème, les oreilles, forme de fourrure que nous ne mangerons jamais."

De la même (h)auteur(e), signalons aussi la publication quasi-simultanée de "Journellement" dans la collection Courts Circuits des éditions Plaine Page.
 

vendredi 6 juin 2014

Le nostoc ou le « crachat de lune », par Pierre Gascar [ Le règne végétal, Gallimard, 1981 ]

L'écrivain Pierre Gascar (1916-1997) nous dit l'avoir découvert « par un été pluvieux, en marchant dans les chemins et sur les routes »... et, comme il le note en préambule, sans doute l'avait-il vu auparavant en différents endroits, mais sans y porter attention et s'y arrêter, d'où sa réflexion :

« Peut-être s'était-il brusquement multiplié ou le hasard m'avait-il conduit à un endroit où il se trouvait en abondance : l'alpha et l'oméga de la nature m'y attendaient. »

« Il s'agissait des efflorescences gélatineuses de couleur verdâtre ou brunâtres qui apparaissent çà et là sur la terre, au cours de longues périodes de pluie, et qu'on appelle, j'allais l'apprendre, le nostoc. C'est le plus ancien des végétaux terrestres. Il doit son nom à Paracelse, qui l'a tiré du mot grec "nosto", retour, autant sans doute pour indiquer son pouvoir de reviviscence que pour évoquer les temps lointains qu'il ramène jusqu'à nous. On l'appelait jadis et on l'appelle encore quelquefois, à la campagne, "crachat de lune" ou "crachat du diable", son apparition étant si soudaine et si inexplicable qu'il semble ne pouvoir venir que d'un au-delà. »

Pour les anglophones, le nostoc est appelé diversement : star jelly (gelée d'étoile), witches butter (beurre de sorcières), mare's eggs (œufs de jument).

Dans un très beau passage, Pierre Gascar associe l'apparition du végétal aux débuts de la vie terrestre, sa découverte étant liée à « une de ces périodes où se maintient tout le jour une sorte de crépuscule tendu d'écharpes de brume, à travers lesquelles perce par moments une lueur soufrée, espoir d'éclaircie qu'un redoublement de la pluie vient bientôt démentir. On a alors l'impression que se trouve recréé l'état d'indétermination qui suivit la Genèse, la terre ayant eu sans doute quelque peine à se défaire des lambeaux de la nuée dont elle venait de naître. La pluie est comme sa mémoire : trois jours d'averses se succédant, et l'on sent que quelque chose de lointain et d'indéfinissable "lui revient" ».

Suivant l'observation naturelle, des interrogations proprement métaphysiques apparaissent, qui ont le don de nous intéresser de plus près à ce végétal :

« Se nourrissant exclusivement d'azote et du gaz carbonique de l'atmosphère, le nostoc ne doit rien à la terre, si ce n'est le support qu'elle lui offre et auquel, sans racines, il se borne à adhérer. Par quel hasard, au milieu de notre monde accompli, a subsisté ce corps où la matière à peine élaborée tremblote encore, où, gagnée par un ton vert-brun cul de bouteille, la transparence de l'incréé commence à s'obscurcir ? »

Pierre Gascar nous informe que les alchimistes furent attirés par le potentiel imaginaire du nostoc, faisant entrer celui-ci « dans la composition des mixtures d'où ils espéraient tirer la pierre philosophale. De leur côté, les guérisseurs y ont vu un remède aux indications multiples, encouragés en cela par la flaccidité de ce corps, sa viscosité, son pouvoir émollient, qui paraissait le rendre propre à combattre l'âpreté de beaucoup de nos maux (pour la même raison, on utilisait le sirop de limaces contre les maladies de poitrine). »
 
Nostoc punctiforme
 
Quoiqu'il en soit de ses vertus médicinales réelles ou fantasmées, la cyanobactérie appelée nostoc, que Pierre Gascar considère comme « un pur échantillon de la matière originelle vivante » sera également la « dernière parure de la terre, au seuil de l'éternelle nuit. »

« Non vasculaire, le nostoc est rangé parmi les végétaux inférieurs, alors qu'il recèle dans ses fragments pelliculaires, à quoi sa dessiccation le réduit et qui se confondent avec la poussière, toute l'histoire de la nature et un avenir qui dépassera, serait-ce de peu, celui du soleil.

« Je m'étais, pour toutes ces raisons, fortement attaché à ce végétal qui n'a pas de nom, dans l'esprit de la plupart des gens, qui ne ressemble à rien, pas même à un champignon ou à un lichen, qui, informe et gélatineux, n'est pas particulièrement attirant, qui apparaît d'ailleurs de façon si fugitive - et toujours dans les périodes où le mauvais temps nous détourne de sortir - qu'on ne le remarque guère, mais qui, du fond de son apparente insignifiance, démontre l'absurdité et l'injustice de toutes les hiérarchies. »

Voilà qui est dit ! Et en dernier lieu, voilà justement quelques informations scientifiques qui confirment l'utilité de ce végétal « inférieur »: 

Au début des années 2000, un nouvel alcaloïde, la nostocarboline a été isolé dans une souche de Nostoc trouvée aux États-Unis ; cette molécule semble prometteuse pour traiter la maladie d'Alzheimer, en inhibant l'enzyme butyrylcholinesterase aussi efficacement que la galantamine (médicament actuellement utilisé). Elle a été brevetée par l’École polytechnique fédérale de Zurich. En outre cette nostocarboline, biodégradable et facile à produire, semble aussi avoir des vertus biocides qui pourraient peut-être un jour être utilisées en agriculture.

samedi 31 mai 2014

Le cycle du lièvre [ Afrique occidentale ]

Géographie

L'aire géographique principale du cycle du lièvre se situe "dans les pays de savane de l'Ouest africain. Il part du sud Saharien et s'étend sur les régions du même type, à travers la Mauritanie, la Guinée, le Sénégal, la Côte d'Ivoire, le Burkina Faso (ancienne Haute-Volta), Mali, Niger et Tchad." Cependant, l'oralité première des contes permet d'essaimer et va bien au-delà de ces frontières, terrestres et maritimes, le cycle du lièvre couvrant la majeure partie de l'Afrique et suivant l'histoire de sa diaspora : c'est ainsi qu'on retrouve les contes du lièvre en Haïti, Martinique, Guadeloupe, en île Maurice, en Guyane et même aux États-Unis (où ils sont devenus les contes de Brer Rabbit, Frère Lapin).

Dans ces vastes territoires, qui couvrent aussi des zones forestières, les traits psychologiques du lièvre restent identiques, mais son nom change bien sûr en fonction des pays et des ethnies : "On le connaît surtout sous le nom de Leuk au Sénégal, de Samba au Mali et de Môrô au Burkina Faso. On le voit successivement appelé Opé (rusé) dans un conte senoufo, Foum dans un conte bissa, Tüb-Rawa dans un conte mossi, Idian-diémé dans un conte dogon, Noufanganda-le malin dans un conte gourmantché, Zomé dans un conte léla, N'guéré dans un conte guinéen, Sonssani dans un conte sénégalais, Foin dans un conte samo, etc. On emploie aussi souvent des surnoms pour désigner le lièvre, lesquels varient également en fonction de leur répartition.

Conte ancien et conte moderne

Le conte traditionnel est évidemment le plus mal connu. Quelques collectages et transcriptions ont commencé seulement à être publiées vers la fin du 19e siècle et au siècle dernier. "Anthologie nègre" de Blaise Cendrars paru en 1921 eut un grand succès auprès du public français, mais les contes du lièvre y sont très rares : "le recueil très fourni est intéressant, nous dit Marcelle Colardelle-Diarrassouba, mais il reste confus..."
C'est avec les ouvrages de Léo Frobenius et Maurice Delafosse que la littérature orale des contes africains est véritablement mise en valeur, mais aussi grâce au travail de mémoire d'un certain nombre d'écrivains indigènes qui ont recueilli des contes, lesquels furent publiés dans des revues. En ce qui concerne les contes du lièvre, citons parmi les auteurs principaux : Birago Diop (Les Contes et Nouveaux contes d'Amakou Koumba, 1947 et 1958), M. Guilhem (Contes et tableaux de la savane, 1962), Senghor et Sadji (La Belle histoire de Leuk-le-lièvre, 1963), A. Terrisse (Contes et Légendes du Sénégal, 1965)...

Le physique et le caractère du lièvre

Parmi les animaux des fables africaines, le lièvre se distingue par sa vivacité physique et son caractère rusé, espiègle, malicieux. Les deux aspects, physique et psychologique, sont en rapport étroit : ses longues oreilles, la petitesse de son corps contribuent à son agilité, sa qualité d'éveil et sa présence d'esprit. Birago Diop, dans un conte, en fait un portrait amusant : 

"Leuk s'en alla, sautillant du derrière, secouant clap ! clap ! telles des sandales de femme Peulhe, ses longues oreilles." 

Cette différence de proportion entre ses oreilles et son corps est fréquemment soulignée, mais il y a aussi ses longues pattes et sa queue courte : "un petit animal gris-roux au ventre blanc, léger, sautillant" (Roland Colin), qui "galope vif" et "sautille du derrière" (Birago Diop). Un article publié en 1948 par Thiam, dans Présence africaine nous dit que les conteurs africains sont d'abord des observateurs des comportements des animaux et que "leur allure générale exprime un type moral". Dans le même article, l'auteur dépeint le lièvre, en reliant justement ses caractéristiques physiques et morales :

" Le lièvre est la malice personnifiée. les yeux petits et vifs, ses grandes oreilles toujours mobiles, intriguent ses compagnons. Sa rapidité lui permet de jouer des tours aux grands animaux, puis de disparaître avant d'être pris et châtié. On dit que son corps tremblant et sa pose ramassée toujours prête à bondir, dénotent l'inquiétude où il se trouve à la suite de ses ruses."

Son art de la ruse, Lièvre le fait éprouver "à tous les animaux, aux hommes, au roi lui-même ; et un jour, il alla jusqu'à essayer de se mesurer à Dieu." Il défie les représentants du pouvoir (le plus souvent tyrannique) et s'attaque à l'ignorance, mais son meilleur et son plus fréquent faire-valoir, c'est l'hyène, animal stupide et avide qui l'accompagne dans la plupart des contes. Du côté des puissants, Lièvre berne "très souvent Lion, le roi des animaux" et du côté des hommes, le roi lui-même, dont il convoite la fille...
Lièvre nourrit des défauts à partir de ses propres qualités et quand il ose défier Dieu, qui le met à l'épreuve sans toutefois parvenir à le faire échouer, celui-ci le frappe sur la tête et le renvoie en disant :

- Halte là ! si j'augmentais ton esprit, tu bouleverserais le monde."

Il n'y a guère que la divinité qui puisse réprimer ses élans. Mais, en parlant de défaut, on doit admettre que l'instrument principal de la ruse de Lièvre, c'est le mensonge : "Lièvre est un menteur invétéré ; l'on peut dire que dans tous les contes où il gagne - et il gagne pratiquement toujours - il y ment une ou même plusieurs fois. Ces mensonges font partie du stratagème qu'il invente pour se tirer d'affaire."
Ensuite, un des traits de caractère de Lièvre, c'est d'être "le plus beau parleur qui soit". Et d'user de la flatterie, de manière insistante. Pour le besoin, il ira jusqu'à voler et dans certains contes, il peut en outre agir avec une sévérité cruelle. Voilà en tout cas un portrait moins univoque, que Marcelle Colardelle-Diarrassouba dresse pour nous :
"Mensonge, flatterie, tromperie, déloyauté, vol, voilà les moyens qui permettent à Lièvre de triompher. Nous sommes tentés d'en déduire que Lièvre est tout simplement un individu pourri de défauts et qui est le mal personnifié."

Ces défauts contrebalancent ses qualités et font de Lièvre quelqu'un d'ambivalent, qui s'adapte aux circonstances, mais dont il ne tire pas forcément profit pour lui-même : rappelons qu'il est d'abord le défenseur des faibles et s'il agit en mal, c'est qu'il est guidé en cela par l'assurance du bien d'autrui (si ce n'est pour la sienne aussi !) Le conte africain, comme beaucoup d'autres, est avant tout moral, mais d'une moralité qui ne se veut pas rigoriste. C'est ce qui le rapproche, comme nous le verrons ensuite, mais aussi le distingue du Renard des fables françaises et d'autres types de héros populaires.

Par ailleurs, pour parvenir à ses fins, Lièvre recourt souvent à la musique. Comme le note Senghor, "le rythme domine et anime tous les arts africains". Ainsi, "le chant, la musique et la danse sont un véritable don chez le lièvre". C'est un élément de magie, un ressort du merveilleux. Mohamadou Kane écrit à ce propos :

"C'est le chant qui sert souvent de véhicule au merveilleux.../... C'est de toute évidence par le chant, par le verbe poétique, la parole ayant retrouvé sa plénitude originelle, que l'on établit la communication et l'interpénétration entre les univers, de la réalité et du merveilleux."

C'est l'élément rythmique qui fonde également la structure narrative du conte, avec ses répétitions, ses onomatopées, qui servent à charmer et envoûter l'auditoire. Procédé commun, certes, mais très présent bien sûr dans le corpus de contes africains.

Les partenaires du Lièvre

Comme nous l'avons noté, l'hyène est la principale partenaire du Rusé : c'est un "animal de malheur, une bête nuisible (qui a la réputation de déterrer les cadavres)". Elle n'est généralement désignée que par des sobriquets et des appellations péjoratives : "la noire", "celle du derrière", "la mal abaissée", "la puanteur", "la mauvaise gueule", etc.

"L'affreuse bête est essentiellement sotte et goinfre ; mais elle est aussi avide, jalouse, naïve, égoïste, fourbe, hypocrite et méchante", nous dit Marcelle Colardelle-Diarrassouba dans son ouvrage qui sert ici de référence. Cependant, il faut remarquer que celle-ci "est toujours d'accord et toujours victime".

Le lion a un statut particulier, royal et fort selon les critères familiers, mais qui n'empêchent pas Lièvre de se jouer de ces atouts. Beaucoup d'autres représentants de la faune africaine apparaissent dans le Cycle du lièvre. Mentionnons quelques-uns qui ont pour réputation d'être également malins, comme le singe Golo, mais qui ne parviennent pas malgré cela à se hisser à la hauteur du lièvre ; de même, "un tout petit animal qui ne doit pas être oublié, c'est le grillon ; mais lui n'est pas l'ennemi de Leuk, car ce tout petit-là est lui-même protecteur du faible ; c'est lui précisément, "Sallyr-le-grillon" qui délivra Leuk un jour qu'il était prisonnier de Bouki l'hyène et prêt à être tué par elle."
Ce ne sont là que quelques exemples d'animaux qui peuplent les contes du cycle du Lièvre, où bien sûr la faune est largement représentée. Un cas particulier est celui de l'araignée et qui a donné naissance à un autre cycle de contes qui appartient aux zones forestières.
Dans les contes noirs de l'ouest africain, Roland Colin note qu'il est "rare que Lièvre trouve son maître", mais il peut arriver qu'il ne soit pas vainqueur. À ce sujet, l'auteur mentionne un conte gourmantché où le lièvre est dominé par le porc-épic, en ajoutant que "c'était la première fois". Toutefois, dans un autre conte, d'origine mossi, rapporté par M. Guilhem, c'est Scorpion qui l'humilie et une autre fois encore, dans un conte cette fois senoufo, c'est la pintade, réputée elle aussi très rusée, qui gagne la partie dans un procès qui l'oppose à Lièvre. Dans deux autres contes, enfin, c'est l'engoulevent qui met Lièvre dans la situation de "tel est pris qui croyait prendre".
 
En conclusion, selon les mots de Marcelle Colardelle-Diarrassouba, on peut dire que "la tradition orale a su faire de Lièvre un être riche : il gagne, mais il est parfois vaincu ; il est bon, mais pas toujours sans reproches ; il est le petit lièvre de la brousse au pelage brun-roux et aux longues oreilles, mais il est aussi, complexe, énigmatique, imparfait : toute l'image de l'homme !"

Les leçons des contes du lièvre

Les excès du pouvoir, la brutalité, la violence, c'est tout cet ensemble d'arbitraire et d'autoritarisme que les contes du Lièvre condamne, à travers ses figures les plus représentatives de la faune dominante : le lion, l'éléphant, la panthère, le léopard, l'hyène. Au final, ce sont les "petits" qui gagnent par leur finesse d'esprit, à charge de revanche ou plus simplement souci d'équilibre.
"Ce ne sont pas seulement la Royauté et la Chefferie, dans ce qu'elles ont de plus défectueux, qui sont attaquées, mais aussi les défauts de l'individu lui-même."
Quand bien même Lièvre et certains animaux réputés faibles ne dédaignent pas employer des procédés litigieux qui pourraient les faire basculer du côté des méchants, ceux-ci leur seront pardonnés, au motif qu'ils doivent mettre leur infériorité physique au profit de leur intelligence, pour leur propre défense. Ce que R. Mercier définit comme une "attitude lucide en face de la réalité".
La sottise et l'ignorance sont impardonnables, de même que l'égoïsme, l'avidité, la cupidité et la jalousie, tous ces vices qui font l'objet de la satire, laquelle s'exerce dans les deux axes, social et moral, visant à garantir la "bonne entente du groupe", conformément à un "devoir de solidarité réciproque à tous les niveaux", dans le respect de la tradition transmise par les ancêtres. Nul doute que les contes, "genre avant tout populaire", ont une valeur initiatique et que le Lièvre apparaît comme un initié qui contribue à éclairer, à fonder une "morale sociale où les vertus individuelles doivent être mises au service de la communauté". C'est, somme toute, une vision optimiste, une façon de voir le bon côté des choses, qui peut passer pour naïve à nos yeux mais qui, au regard de l'histoire de l'Afrique et de ses nombreux drames, reste essentielle pour assurer la cohésion...

Toutes citations extraites du livre de :
Marcelle Colardelle-Diarrassouba, Le lièvre et l'araignée dans les contes de l'ouest africain
(10/18, Union Générale d'éditions, 1975)

Relations du Lièvre des contes africains avec les figures de Renard, Coyote et plus généralement du Trickster

Des similitudes existent en effet entre ces différentes figures, mais il faut se garder d'établir un lien d'identité trop direct entre elles, chacune existant avec ses particularismes, selon leur origine et les périodes de l'histoire dont elles dépendent. La figure du Lièvre africain ne semble pas devoir être calquée sur le cas complexe du "trickster" que j'ai pu exposer ici, qui regroupe lui-même diverses figures car celui qu'on définit comme un "décepteur", selon l'expression employée par Levi-Strauss, est reconnu comme un démiurge, à la fois civilisateur et destructeur, affranchi des dogmes, des conventions. Bien que le Lièvre puisse posséder des qualités d'initié et user de certains procédés magiques, il n'apparaît pas comme une créature asociale pouvant provoquer un retournement des valeurs. Marcelle Colardelle-Diarrassouba note fort à propos que le Lièvre, miroir de l'homme et de ses vicissitudes, se porte finalement garant de la tradition et que "la leçon du conte est sans doute la soumission à une hiérarchie" et que les sujets eux-mêmes "doivent à leur tour être profondément soumis à leur chef hiérarchique en tant que protecteur de la communauté au sein de laquelle ils vivent". Si l'un des traits de caractère commun entre ces personnages est bien la ruse, la malice, il faut se rappeler que le "trickster" est autorisé à saper l'édifice de la loi, à tout remettre en cause, selon son bon vouloir, dans une espèce de folie anarchiste, et qu'il a d'abord une fonction de "briseur de tabou". À moins d'être reconnu comme nuisible et de le ridiculiser, Lièvre ne s'oppose pas au pouvoir fondamentalement, de même qu'il ne se permet pas de manquer de respect à la religion. C'est là une différence marquante qui, malgré les ruses de l'intelligence communément déployées et les écarts de conduite observés, inhérents aux stratagèmes mis en place, conduit Lièvre à une morale sociale et individuelle de responsabilité, tandis que la figure du trickster est foncièrement motivée par la transgression, le dépassement des limites. La visée n'est pas la même, quoique dans leur nature même, ces figures agissent comme des "aiguillons". En conclusion, le trickster ne saurait être identifié à Robin des bois, pas plus que Leuk le Lièvre ne s'accorde à la charge ravageuse d'un Bugs Bunny, mais que le trickster a sans doute plus à voir avec le personnage cartoonesque et Leuk, parallèlement, avec le redresseur de torts de la forêt de Sherwood.

Un article de Jean-René Bourrel sur le site de l'Ecole des loisirs à propos de Leuk le Lièvre