La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.

Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)


auteur-éditeur : www.remy-leboissetier.fr

jeudi 3 juin 2021

Lever un lièvre ou la fortune poétique du lièvre et de la luzerne

André Pieyre de Mandiargues, reconnu à juste titre comme un orfèvre de la langue, nous parle de la valeur comparée du poème en prose et en vers, et en même temps de ce qui les rapproche et les distingue. Évoquant le succès du poème en prose « projeté par un jeune chantre inouï, Rimbaud » (faisant l'impasse sur Baudelaire et Le Spleen de Paris, ce qui est étonnant), il fait remarquer que ce genre aurait pu définitivement supplanter le poème en vers, « réguliers ou irréguliers » et c'est là, à propos de ces deux épithètes, que le préfacier choisit d'esquiver tout approfondissement de la question : « je sais que je lève un lièvre qui m'entraînerait trop loin, si j'avais l'imprudence de le suivre ». En effet, le caractère bref de la préface ne le lui permet pas et il est conscient que s'engager dans une forme d'essai littéraire serait propre à embarrasser, voire compromettre sa mission introductive à l’œuvre de Gérard Macé dont il a la charge.

Mais il triche, bien sûr, tout au moins il va par sauts et bonds, à sa fantaisie, à tel point que sa Préface finit par ressembler elle-même aux imprévisibles mouvements de déroutement de l'animal !

« Simplement, je souhaiterais que l'on distingue entre l'esprit, ou l'inspiration, ou l'imagination, ou la tension, poétiques, dont la prose est un véhicule admirable, et la forme catégorique de la poésie, qui tient à la connaissance et à l'usage de la métrique dans le vers libre autant que dans le vers régulier. »

Afin d'appuyer cet aspect, Mandiargues cite d'un côté Guillevic qui, dans son usage du vers libre, fait preuve d'une « justesse et une aisance » qui l'émerveille, et de l'autre, Leopardi, « exemple souverain de lyrisme prosaïque »

Et de constater que le thème qu'il projetait de tenir à l'écart revient sur le devant de la page :

« Le lièvre se joue de moi ; qu'il aille courir où il veut ; de lui je me désintéresse... »

Mais c'est surtout cette suite qui, justement, nous intéresse ici en tant que lièvre lunaire :

« Cependant, avant de perdre des yeux, pour en venir à Gérard Macé, l'animal voué à la lune, je remarquerai que depuis trois bons siècles les poètes français font disparaître celui-là dans la luzerne, ou l'en tirent au besoin. Que telle légumineuse fourragère soit vraiment la nourriture favorite du lièvre, je n'en jurerais pas ; non, mais le mot « luzerne » est ensorcelé, électrisé [1] ; celui de « lièvre » (carrefour de mythes essentiels) ne l'est pas moins ; les premiers poètes dans le langage desquels ces deux mots trouvèrent un harmonieux lit avaient donc mérité le titre de mages. A la longue, pourtant, la magie des associations des mots s'use, et Gérard Macé, puisque c'est de lui qu'il est question, mettra dans la luzerne n'importe quoi sauf des lièvres, mettra les lièvres n'importe où sauf dans la luzerne. Tout comme Péret, par exemple, à qui souvent je pense quand je lis Gérard Macé (dont il s'est depuis beaucoup éloigné). Péret qui fut l'un des plus inspirés magiciens du poème en prose, quoique en apparence et de préférence il écrivît en versets. »

[1] « Ensorcelé », probablement, « électrisé », certainement, puisque le mot luzerne, comme sa phonie le fait entendre, laisse filtrer la lumière, dérivant du latin lucerna puis de l'ancien provençal luzerna, « lampe », et luzerno, « ver luisant », dixit le Petit Robert.

André Pieyre de Mandiargues, extrait de sa Préface au Jardin des langues de Gérard Macé (éditions Gallimard, coll. Le Chemin, 1974)