La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.

Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)


auteur-éditeur : www.remy-leboissetier.fr

mardi 10 mars 2015

Cunicularii ou les Sages de Godliman en mission d'étude : William Hogarth, 1726

L'histoire de Mary Toft a été racontée de nombreuses fois, mais il est intéressant de revoir certains de ses aspects qui ont tendance à être négligés. Pour ceux qui l'ignorent, voilà une version de l'histoire très simplifiée : Mary Toft vivait à Godalming dans la campagne du Surrey au début du 18e siècle et elle connut une brève renommée nationale pour avoir prétendument accouché de lapereaux. Elle reçut la visite de nombreuses personnes, les uns essayant d'expliquer l'événement tel qu'il s'était produit tandis que les autres contestaient les faits ou d'autres encore qui préféraient ne pas prendre parti. La femme fut amenée à Londres pour une enquête plus poussée et sous la pression avoua finalement avoir été complice d'une autre femme, qui aurait eut l'idée de la tromperie, et fut punie. Cette histoire fut le grand événement de 1726-1727 et, à l'exemple d'autres épisodes sensationnels comme le fantôme de Cock Lane en 1762, celui-ci fit l'objet de discussions, pamphlets et caricatures.
Dans un article consacré à cet événement, Lisa Forman Cody analyse les rapports de similitude entre les arguments des partisans de la naissance des lapins et leurs adversaires : les deux partis utilisent des formules consacrées pour attester de leur méthode d'investigation et de démonstration - méthode qui sera plus tard qualifiée de "scientifique" [1]. Lorsque des événements n'ayant pas eu lieu réellement sont "expliqués" exactement selon les termes employés par les experts, comment le public saurait-il faire la distinction entre, d'un côté, de véritables chercheurs et, de l'autre, ceux qui les imitent avec précision, mais sans en avoir les compétences et en apporter des preuves solides et pertinentes ? 
Cette histoire suscita des commentaires dans la vie publique et parmi ceux-ci, deux caricatures qui mettent en scène Mary Toft furent réalisées par William Hogarth (1697-1764) : l'une d'elles, Cunicularii, est datée du 22 décembre 1726, et l'autre d'abord intitulée "Définition de l'Enthousiasme" fut renommée ensuite "Crédulité, superstition et fanatisme". Toutefois, la portée de ces dessins dépassent cette affaire : si Mary Toft y est présente, elle ne constitue pas le sujet principal. Les gravures doivent être mises plus largement en rapport avec leur contexte historique, et pas uniquement avec la drôle d'aventure de Mary Toft, si amusante soit-elle.

 

Dans "Cunicularii", une lettre est assignée à chaque personnage et renvoie à une légende en bas de la gravure. Certains de ceux qui figurent dans l'image se signalent aussi par la présence de phylactères. Mary Toft est marquée de la lettre F et légendée "la femme sur le lit". Sur la gauche, on voit un homme et une femme : il s'agit de Joshua Toft, l'époux de Mary, marqué E et décrit en légende comme le "propriétaire des lapins" tandis que la femme indiquée par la lettre G, appelée la "nourrice des lapins" est identifiée comme étant Margaret, sœur de Joshua et complice du canular.

Sur le détail de l'image, à présent, nous trouvons : au fond à droite, près de la porte, marqué D et désigné en légende comme "l'accoucheur de lapins de Guildford" apparaît une autre personne de l'entourage : l'accoucheur de la ville voisine citée, John Howard. Il refuse le don d'un lapin que lui offre un des conspirateurs en disant : "il est trop gros", signifiant ainsi son implication avec les fermiers facétieux. Au milieu se trouvent trois visiteurs venus de Londres, s'émerveillant devant le prodige. Le plus proche de Mary, désigné par la lettre B, est reconnu comme chirurgien-obstétricien, la main sous les jupes de la patiente, il déclare : "ça frétille, ça gonfle, ça s'étend, ça vient". A sa droite, se trouve un homme marqué de la lettre C qui lève les mains au ciel en disant : "Un sooterkin" [2]. Plus loin sur la droite, le troisième visiteur en A est tourné vers la scène et s'exclame joyeusement "Une grande naissance."
Qui sont ces visiteurs ? Ils ont été identifiés dans un brillant article publié par Dennis Todd en 1982 [3]. En commençant par la droite, le personnage A qui est désigné comme le "Maître de danse ou l'anatomiste des parturitions" est en réalité Nathanael St André, un dilettante suisse, maître de danse, anatomiste amateur et répétiteur d'allemand de George Ier : il fut le plus zélé des partisans de la naissance des lapins. A la gauche de celui-ci, le personnage C du milieu est décrit comme "Le docteur sooterkin, stupéfait" : il s'agit de John Maubray, auteur de célèbres traités sur l'accouchement, et qui fut l'un des docteurs que Mary dut consulter à Londres le 4 décembre 1726. Le plus à gauche des personnages, l'accoucheur B, qui dit « ça frétille, ça gonfle, ça s'étend, ça vient » est désigné ainsi : "un philosophe des sciences occultes étudiant la profondeur des choses". Dennis Todd identifie cette figure comme un composé de deux individus. Le phylactère lui permet de le relier à Sir Richard Manningham, l'accoucheur qui soupçonna la supercherie mais dont les propos furent un temps mal interprétés. Cependant, selon Todd, la légende se rapporte à un autre individu qui joua également un rôle dans cet événement : Samuel Molyneux (1689-1728), un astronome qui fut l'un des hommes envoyé en mission dans le Surrey par George Ier pour examiner Mary Toft. Molyneux fut un "expert" (praticien des arts et des sciences) et un autre partisan de la naissance des lapins.

L'adoration des Mages, gravure d'après Nicolas Poussin (détail)

Hogarth établit un contraste entre les figures rustiques des personnages locaux qui ont organisé la supercherie (situés en marge de la scène) et les trois londoniens au centre, qui s'en émerveillent. A première vue, nous pourrions croire que les physiciens éminents de la capitale ont été bernés par les autochtones. Toutefois, comme Todd le montre, cette interprétation est mauvaise. D'une part, de ces trois personnages, le seul partisan de la théorie des lapins est un docteur (Maubray), et ce dernier avait de plus un intérêt personnel à appuyer la thèse du Sooterkin, ayant publié peu de temps auparavant un ouvrage, "The female physician", dans lequel il prêchait l'existence de ce genre de « Conceptions Môlaires ». L'autre docteur présent dans l'image, Manningham, était l'exemple même du sceptique qui obligea d'ailleurs Mary Toft à passer aux aveux (d'autres médecins qui avaient également mis en doute le témoignage de Mary n'ont pas été intégré à la gravure).

D'autre part, la raison de la présence de ces trois visiteurs est un choix de composition artistique, rapprochant la scène de celle de la naissance du Christ : dans la gravure de Hogarth, les personnages s'émerveillent de cette naissance miraculeuse, non pas par vérité historique mais pour nous rappeler la scène de L'Adoration des Mages. La phrase "Les savants hommes ou les sages de Godliman (c'est-à-dire Godalming) doit aussi être comparée avec les proverbiaux "sages de Gotham", qui n'étaient pas des sages mais des simples d'esprit, ou supposés tels.
Le but véritable de Hogarth, en rapportant l'histoire de la naissance de lapins en terme de Nativité du Christ, est de se servir de cette opportunité pour se moquer de "L'Enthousiasme", fondamentalisme religieux de son époque. Celui-ci a pu être défini comme "un état (se réclamant) d'inspiration divine. Cette "inspiration" est la plupart du temps considérée comme un égarement par ceux qui emploient le terme d'Enthousiasme, et celui-ci est généralement vu comme mauvais, apparenté au fanatisme, l'irrationalité et la folie" [4]. Bien que les quakers furent typiquement définis comme Enthousiastes, un autre groupe se vit accoler cette étiquette péjorative, aussi étrange que cela puisse paraître : les astronomes. "L'astronome virtuose représentait à l'époque le type même de l'Enthousiaste." (Dennis Todd), ce qui explique pourquoi Hogarth inscrit en épigraphe de la gravure une citation légèrement altérée de "Hudibras" de Samuel Butler qui décrit l'astrologue Sidrophel. Molyneux était un astronome qui accréditait la naissance des lapins.


Le véritable sujet de Cunicularii est donc l'Enthousiasme malavisé, qui est tourné en ridicule par la comparaison avec l'émerveillement de ceux qui furent trompés par le canular de Godalming. (N'oublions pas que l'autre caricature de Hogarth fût d'abord intitulée "Définition de l'Enthousiasme"). Le cas de la femme aux lapins ne sert que de cadre ou, à la manière d'Alfred Hitchcock, de "MacGuffin" (d'indice trompeur ou fausse piste). Puisqu'il utilise les traditions et les scandales médicaux en tant que métaphore des pratiques religieuses, le Cunicularii d'Hogarth serait un sujet idéal de projet pour des étudiants dans le champ de la sociologie des médias, des science studies, des études de genre ou de l'histoire de la médecine et des sciences, ainsi que dans des disciplines plus évidentes, comme la civilisation britannique ou l'histoire de l'art. Mais pour en comprendre les tenants et les aboutissants, il ne faut négliger aucune de ces disciplines : se focaliser sur l'une d'entre elles introduit un biais. Ce qui peut à première vue être une simple tromperie se révèle avoir des liens avec presque toutes les disciplines de l'époque et d'aujourd'hui.


 

[1] Lisa Forman Cody, ‘”The doctor’s in labour; or a new whim wham from Guildford”‘, Gender & history, 1992, 4: 175-196

[2] Sooterkin, parfois faussement appelé en français avorton. Un avorton, qui serait plus de la nature d'un avatar, croisement improbable entre science et folklore... En voici l'explication :
En 1724, la description de John Maubray donnée du sooterkin fut tournée en ridicule. Le sooterkin était cet étrange animal auquel les mères humaines donnaient naissance en même temps qu'un enfant normal. Selon un commentateur, de telles créatures ne pouvaient s'expliquer par la génération spontanée. La littérature européenne du XVIIe siècle qui traite des naissances monstrueuses mentionne l'existence de plusieurs progénitures non-humaines, nées de mères humaines. Ces naissances non-humaines laissent entrevoir les premières théories modernes du développement fœtal. Les naissances de sooterkin étaient différentes de produits de conception tels que les môles hydatidiformes, censés eux provenir de la semence humaine. Cette théorie explicative émergea au début du XVIIe siècle : le philosophe naturaliste, Fortunio Liceti, émit l'idée d'une semence humaine subissant une dégénérescence et pouvant produire un fœtus. Ce dernier ressemblait à un animal ou pouvait être de nature animale. Le concept s'étendit ensuite au fœtus humain qu'on croyait capable de dégénérer, sous l'effet de stimulations externes telles que les empreintes maternelles. La théorie de la dégénérescence séminale explique l'intérêt des auteurs du XVIIe siècle pour rapporter des cas d'animaux, nés de mères humaines. Le phénomène servit de preuve pour expliquer certaines théories embryologiques complexes. Ces théories postulent un développement fœtal animal ou humain censé procéder de façon semblable. Les anomalies surviennent dès que le produit de conception suit une autre voie de développement.

The sooterkin dissected : the theoretical basis of animals births to human mothers in early modern Europe, par A. W. Bates - Vesalius, revue officielle de la Société Internationale d'Histoire de la Médecine, IX, 2, 6-14, décembre 2003

[3] Dennis Todd, ‘Three characters in Hogarth’s Cunicularii — and some implications’, Eighteenth-century studies, 1982, 16: 26-46

[4] Robert Shaver, ‘Enthusiasm’, in E. Craig (ed.), Routledge encyclopedia of philosophy, London: Routledge, 1998

Un grand merci à William Schupbach, auteur de cet article et à Léa L. pour la traduction française.