La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.

Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)


auteur-éditeur : www.remy-leboissetier.fr

lundi 29 août 2011

Le mythe du trickster : premières approches

Selon Laura Lévi Makarius (1), la violation des interdits, qui se place « au centre de l'activité magique et rituelle des sociétés tribales », établirait le rôle majeur du trickster et aiderait à mieux comprendre le caractère ambigu de sa personnalité. De nombreux historiens, ethnologues, psychologues, mythologues, folkloristes ont étudié le cas problématique de cette figure du trickster, sans oublier certains artistes ou écrivains qui l’ont évoqué et représenté dans leurs œuvres. 

buste romain de Janus, Musée du Vatican
Mais d’abord, qu'est-ce qu'un trickster ? C'est à l’origine un héros mythique — et par voie de transmission, un personnage de légende, de folklore plus ou moins apparenté — qui se caractérise, comme nous l'avons dit, par une nature contradictoire, en ce sens que le héros fait tantôt figure de créateur, de démiurge, tantôt de pitre, de bouffon, se montrant aussi avisé qu’inconséquent, impulsif que calculateur. Cela vaut aussi pour son aspect généralement polymorphe, la créature se présentant selon le cas sous forme humaine ou animale, sous l’apparence d’un homme ou d’une femme, jeune ou vieux… Hors de cette définition sommaire et de ce portrait réducteur, nous aurons compris que cette figure équivoque reste difficile à saisir, se voulant elle-même insaisissable.

Cette contradiction, si elle fonde la nature du trickster, détermine aussi la particularité de ses pouvoirs, ceux-ci lui permettant d'exercer une fonction de médiateur, d'intercesseur ou de messager, entre les dieux et les humains. Doté, donc, de pouvoirs spécifiques, le trickster est à même de défier les plus hautes puissances, grâce à sa ruse, sa connaissance de la magie, de la médecine. Il fait le lien entre les deux mondes, balançant entre loi et nature, naturel et surnaturel. Cependant, si le trickster possède le mana, s'il est en mesure de défier les dieux, bousculer les conventions, provoquer un retournement des valeurs, il n'est pas lui-même un dieu omnipotent susceptible de renverser l'ordre de vie et de mort : on lui dénie le pouvoir d'immortalité. « Il va même jusqu'à se venger sur ceux qui lui demandent l'immortalité en les transformant en statue de pierre ».Créature asociale, irrévérencieuse, déroutante, on ne sait jamais si sa magie prendra une voie bénéfique ou maléfique.

Lorette Velvette, To Legba
Ainsi que d'autres chercheurs qui font référence à ce héros transgressif et néanmoins civilisateur (deux qualités interdépendantes), Laura Lévi Makarius mentionne un trait d’origine commun, celui de sa naissance impure. Dans bien des mythes, surtout parmi ceux étudiés chez les peuples natifs d’Amérique du nord, cette impureté fait référence au sang, qui occupe une fonction elle-même ambivalente dans les sociétés tribales observées, donne lieu à des croyances diverses, bonnes ou mauvaises selon les actions en cause : pour beaucoup, par exemple, l'inceste a une valeur magique et d'une manière plus générale, parce qu'il représente un danger, un défi, le contact avec le sang permet de s’attribuer la force, d'obtenir le succès. Manipulations sanglantes, meurtres consanguins et autres transgressions font entrer dans la société des redoutables sorciers. Le trickster est capable de transcender la loi, de violer le tabou, qui est passage obligé et expédient de la magie : libre de tout préjugé, il se tient en marge, hors de la morale courante : c’est de toute évidence un affranchi. En tant que divinateur, donateur de médecines, grâce aux pouvoirs qui lui sont conférés et à la connaissance dont il est alors instruit, on vient lui demander des faveurs (conquête amoureuse, succès à la chasse, aux jeux de hasard, faculté de guérir les malades...). Il peut alors, selon son bon vouloir, se dévouer à la cause des hommes (il se fait pour eux voleur de feu) ou la contrecarrer (c’est pourquoi on le qualifie aussi de décepteur, mot utilisé par Lévi-Strauss, formé du latin decipere, tromper). D’un côté, il a un rôle civilisateur, de l’autre une capacité de destruction, deux forces antagonistes que nous reconnaissons à l’œuvre dans toute société.

Le trickster fait ainsi figure de fondateur de la vie rituelle
et cérémoniale de sa société.

Si le trickster est profanateur, dans les mythes ou contes de la création, ses actions les plus graves sont en général contrebalancées par des effets comiques, situations au cours desquelles il peut ridiculiser ou se faire ridiculiser. Il agit à la façon de « qui perd gagne », en « joueur de tours » (traduction littérale à laquelle il convient d’ajouter une nuance de malice), ce qui est loin de constituer un cas isolé puisque dans la plupart des cultures, on reconnaît cet esprit farceur dans diverses figures : Renart (Zorro en espagnol), qui viole la louve Hersent et commet quantité de tours pendables, possède indéniablement des traits communs avec le trickster, mais sur cette scène tragi-comique, on peut ajouter à la distribution des rôles, à divers degrés d’importance, le Compère Lapin martiniquais (2), Petit Bodiel le lièvre peul de la savane, Nanabozo, le Grand lièvre algonquin (pour ne rester que chez les cuniculés et lagomorphes) et multiplier les exemples... Nous pourrions tout aussi bien remonter le temps et désigner Thot, Hermès comme étant les moules antiques dans lesquels ont été fondus ces « produits dérivés ». Mais cette prolifération finit inévitablement, si on n’y met pas un frein et bon ordre, par devenir inquiétante, aussi labyrinthique que vertigineuse ! Une telle étude, patiente et rigoureuse (et rémunérée) serait pourtant très instructive. Sur le thème, je me contenterai d’évoquer quelques figures, qu’il faudrait classer, comparer, analyser en détail, pour mieux définir leurs différences et niveaux de parenté. C’est pourquoi je sacrifie là, en survol, à une vue générale, craignant de m’abîmer moi-même dans un vortex cérébral.

Jean Fouquet Gonella, 
bouffon de la cour de Ferrare
Le fripon divin, appelé également trickster, est une figure appartenant aux mythes des indiens winnebagos. A la fois trompeur et trompé, malfaisant et bienfaiteur, on retrouve ce personnage sous des allures et des noms différents dans une grande partie des tribus nord-amérindiennes…/… A partir d’un récit transmis en 1912 par l’indien Blowsnake, Paul Radin propose dans cet ouvrage (publié pour la première fois en 1958) une analyse du trickster fondée sur un triple regard : lui même en fournit une approche ethnologique alors que Charles Kerenyi compare ce mythe aux mythes gréco-romains et C.G. Jung un rapide éclairage propre à la psychanalyse…./… Jung fait également référence à Hermès-Mercure mai il cite aussi les figures du clown, du bouffon et du Chamane (médecine man). Pour lui, le fripon constitue un "psychologème", une "figure psycho-archétypique et archaïque" (3).

Le trickster est bien nommé, car il connaît le trick, le tour essentiel de la magie, et c'est cela qui lui permet de jouer des tours et de rire, et de faire rire aux dépens des autres.

Ces histoires ne sont pas sans rappeler notre Roman de Renart avec une dimension sexuelle et scatologique nettement exacerbée et c’est le même personnage rusé et aimant à jouer des tours aux autres êtres vivants qui est parfois humilié en se faisant prendre à son propre piège.

L'existence du héros mythique défini sous le nom de trickster, dont on a d'abord considéré l'origine amérindienne, s’est depuis élargie à la sphère océanienne et à certaines parties du continent africain. Il est vrai que sur ces trois aires géographiques, ôtée la part d’interprétation propre à chacune d’entre elles, les traits fondamentaux du trickster sont étonnamment similaires, voire identiques dans leurs fonctions. Certains chercheurs dissocient néanmoins le trickster, héros mythique des tribus amérindiennes, de ce qu’ils nomment par ailleurs le décepteur des contes africains. La nuance est probablement justifiée, quoiqu’elle ne change pas grand-chose au fond de l’affaire… 

représentation de Napi, trickster des indiens Blackfoot
Dans presque tous les contes africains d’animaux figure un personnage qui se définit par son mode d’action : la ruse. Tablant sur des défauts de caractère qu’il connaît bien — stupidité, gourmandise, vanité lâcheté — il tournera en ridicule un adversaire qui eût dû l’écraser facilement, car lui-même est une créature insignifiante, apparemment la plus faible de toutes. Sa faiblesse suffirait à distinguer le Décepteur africain de son homologue américain : le Trickster indien est un chef ou un grand ancêtre dont les aventures se placent dans le temps mythique, alors que celles du Lièvre soudanais ou de l’Araignée, si elles sont éternelles, appartiennent la vie quotidienne. On retrouve par tout le continent les mêmes ruses, la même intrigue attribuées au Lièvre (Soudan et Afrique du Sud) au Chacal ou à l’écureuil (frontières de l’Afrique blanche et chez les Hausa), l’Araignée toilière (zone atlantique), la Tortue (Cameroun, Afrique centrale) ou l’Antilope naine (Afrique centrale)...
 
 Alan Dundes (professeur d’anthropologie et de folklore) fait état des nombreux contes africains exploitant le thème de la fausse amitié où le Décepteur est puni par ses pairs pour rupture de contrat pour avancer l’hypothèse d’une différence fondamentale de structure avec les contes du Trickster américain : ce dernier viole un interdit qui porte son châtiment en soi. Mais le Décepteur africain connaît souvent pareille mésaventure où, voulant imiter le comportement d’autrui sans en avoir les moyens, il trouve inévitablement sa punition.

Denise Paulme, Typologie des contes africains du Décepteur (4)

De nombreux peuples autochtones d’Amérique du nord, possédaient en effet leur propre trickster, notamment les Algonquins et tribus reliées, de même les Iroquois, les Sioux :
 
NANABOZO chez les Ojbiwés ou Menominees, WADJUNKAGA chez les Winnebagos, NAPI chez les indiens Blackfoot, WISAKA chez les Sauks ; pour les Iroquois, JOSKEHA ; pour les Sioux : NIÇAHA chez les Arapahos, HEYOKA chez les Lakotas ou encore SITONSKI chez les Assiniboines… La liste n’est pas exhaustive, loin de là. L’un des plus importants étant sans doute Nanabozo (également connu sous les noms de Nanabozho, Winabozho ou encore Nanabush), esprit farceur ayant généralement l'apparence d'un lapin, dans la mythologie des Anishinaabe, et en particulier chez les tribus Ojibwés, plus grande nation autochtone d'Amérique du Nord.

Sous cet aspect, il est tantôt connu sous le nom de "Michabou" (le "grand lapin" ou le "grand lièvre") tantôt sous celui de "Chi-waabooz" (le "gros lapin"). Il a été envoyé sur terre par Gitche Manitou pour enseigner les Ojibwés et une de ses premières missions fut de nommer toutes les plantes et tous les animaux. Nanabozo est considéré comme le fondateur de la Midewiwin (société qui réunit les "medecine-men", initiés de la religion secrète des indiens)

statue de Eshu
Nanabush the trickster
Le héros est aussi le fondateur de rites et de sociétés secrètes. En tout état de cause, il est souvent difficile de le distinguer d'un autre démiurge, le décepteur (trickster)…/… Souvent proche parent du héros culturel par affinité élective apparaît le décepteur. C'est un des personnages le plus populaire dans la mythologie nord-américaine. Peint sous les traits du coyote, du corbeau, du vison, du geai ou de la pie, cet antihéros se donne pour mission de parcourir le vaste monde où il connaît de multiples aventures, souvent folles et érotiques. C'est avant tout un personnage ambigu. Il est dupe et tricheur, humble et prétentieux, altruiste et cupide, créateur et destructeur.

Pierrette Désy, Amérique du Nord – Mythes et rites amérindiens (5)

Sur le continent d'Océanie, en Nouvelle-Zélande, en Polynésie, on reconnaît les mêmes fonctions de trickster à MAUI ; chez les Aborigènes d’Australie, il répond au nom de BAMAPANA, dieu profanateur et obscène, qui commet l’inceste. Enfin, sur le continent d'Afrique, lui sont associés LEGBA dans l’actuel Bénin (ex-Dahomey) et son homologue Yoruba, ESHU-ELEGBARA (La diaspora africaine étant importante, Legba devient Papa Legba dans le vaudou haïtien et, comme on n'arrête pas un iwa (esprit), Elegba se retrouve à Cuba et Eshu au Brésil).
 
Certains animaux, comme nous l’avons vu, représentent souvent un dédoublement du héros mythique, notamment Nanabush ou Menebuch, le grand Lièvre des indiens Winnebagos.
 
Bip Bip et Vil Coyote
C’est aussi le cas du coyote dans la religion apache, où l'animal se distingue par un comportement inapproprié, sans respect des convenances. Notons à ce sujet que les indiens respectaient le coyote tandis que les américains, non contents de l’avoir persécuté dans la réalité, en font un animal de cartoon ridicule (une contradiction de plus !). Par le jeu de la métamorphose, ces personnifications donnent le pouvoir de tromper et d'enfreindre les règles (mais aussi d'en payer les conséquences). En revanche, dans les contes africains, le Décepteur est toujours un animal, procédé de mise à distance servant plutôt de critique sociale.

Ces personnifications, qu'elles soient humaines ou/et animales, composent un répertoire d’inventions immense, protéiforme, et donc difficile à cerner : des mythes originels aux contes traditionnels, sans oublier les greffons issus des créations littéraires, des arts et traditions populaires (Till l’Espiègle, Nasr-Eddin Hodja, Arlequin, Puck) le type du trickster, du joueur de tours, du fripon, du rusé compère, du trompe-la-mort, n'a cessé de se manifester sous de multiples aspects, révélant toutefois des traits d’identification assez constants, malgré les nombreux colorants, édulcorants et autres produits de synthèse… Au premier abord, d’une figure à l’autre, on peut mettre en doute certains amalgames, mais il y a toujours quelque part un fil qui les relie, qui puise ses racines au plus profond de la psychologie humaine, sans distinction ethnique.

Till l'Espiègle
En vérité, le trickster se retrouve un peu partout, se joue des frontières et traverse les âges : c'est déjà vrai pour les natifs d'Amérique, d'Océanie, d'Afrique, mais on ne peut en exclure ni l’Asie ni l’Europe, de même qu'il se signale à notre attention au sein des différentes civilisations qui se sont succédées sur ces vastes zones géographiques. Si l'esprit en question nous semble voyager aussi facilement d’un bout à l’autre du monde, on peut croire aussi qu’il n’en a nul besoin, en tant qu’élément fondateur de la socialisation des individus et de la civilisation des peuples. À cet égard, le trickster constituerait un bien commun, ferait partie du patrimoine universel. Et si l’immortalité lui est refusée, son pouvoir de résistance et de survivance pallie ce manque, l’autorise à s’en dispenser.



Loki, le dieu nordique
Loki est beau et splendide d’apparence, mauvais de caractère, très changeant dans son comportement. Plus que les autres êtres, il possédait cette sagesse qui est appelée rouerie, ainsi que les ruses permettant d’accomplir toutes choses. Il mettait constamment les dieux dans les plus grandes difficultés, mais il les tirait souvent d’affaire à l’aide de subterfuges.

L’Edda (traduction de François-Xavier Dillmann)


 
Qu'en est-il alors du trickster, de ce fou farceur, obscène, dans nos sociétés modernes occidentales ? 
 
I like America and America likes me
action de Joseph Beuys, New York 1974
Dans plusieurs de ses actions, sculptures, objets, l’artiste allemand Joseph Beuys, instruit de l’ancienne culture amérindienne, a utilisé à différentes reprises les figures emblématiques du lièvre et du coyote (animaux morts ou vifs).

À la suite de Beuys, le mythe du trickster s’est plus récemment introduit dans l’art et sa problématique est devenue même une composante essentielle dans le travail d’un groupe d’artistes des années 1990. Jean-Philippe Uzel témoigne de cette présence dans l’art autochtone au nada (6).

Sous un autre aspect, et dans un genre très différent, il est évident qu’un personnage comme Bugs Bunny, joueur de tours et bonimenteur, entre dans la société des tricksters (association internationale qu’il faudrait fonder un jour).

Dans un article, J.J. Sutherland (7) le définit comme l’expression blanche américaine d’un ancien archétype, à l’exemple d’autres tricksters célèbres : 
Titiana et Bottom
Sir Edwyn Landseer

le farfadet Puck, dans le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, l’araignée Anansi des contes d’Afrique de l’ouest, le Roi des singes dans la culture chinoise, tous personnages échappant aux conventions de leur société, et souvent à la réalité elle-même.


Bugs Bunny est lui-même un avatar d’un personnage plus ancien, appelé Br’er Rabbit (contraction de Brother Rabbit), personnage central dans les histoires de l'Oncle Remus du sud des États Unis. C'est un trickster qui arrive à ses fins en se servant de sa tête plus que de ses muscles, malmenant les figures d'autorité, et qui interprète à sa guise les normes sociales.

 L'histoire de Br'er Rabbit est liée à la fois aux cultures africaine et cherokee. Sa source nous renvoie aux tricksters traditionnels africains, notamment au lièvre, figure emblématique des contes de l'Ouest, du Sud et du Centre du continent. Cela nous rappelle également en France les histoires amusantes (et parfois cruelles) de Benjamin Rabier…

Pour conclure ce dossier en perpétuelle évolution, redonnons la parole à Laura Levi Makarius, dans un dernier effort de clarification :
 
L'ambivalence et les contradictions qui imprègnent les récits du trickster ne proviennent pas, comme le croyait Paul Radin, d'une incapacité à différencier le vrai du faux, le bien du mal, le bénéfique du malfaisant – mais d'une situation génératrice d'ambivalence et de contradictions qui s'est configurée dans la société et dont le mythe du trickster est l'expression.

Pour en savoir plus : sources utilisées ou mentionnées

1. Laura Levi Makarius, Le mythe du trickster
(Revue de l'histoire des religions, année 1969, vol.175)
2. Marcel Goldenberg, Nature et culture dans les contes populaires du Compère Lapin en Martinique
(Parallèles, N°1, novembre, Fort-De-France, 1964)
3. Radin, Kerenyi,Jung, Le fripon divin
(Monde sensible et sciences sociales)
4. Denise Paulme, Typologie des contes africains du Décepteur
(Cahiers d’études africaines, vol.15, N°60)
5. Pierrette Désy, Amérique du nord - Mythes et rites amérindiens
Textes publiés dans Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, sous la direction d’Yves Bonnefoy, Tome I, pp. 18-31 et pp. 514-520; Tome II, 1999-2003. Paris : Flammarion, Éditeur, 1999, 1014 pp. Collection : Mille et une pages.
6. Jean-Philippe Uzel, Les objets trickster dans l’art contemporain autochtone au Canada
7. J.J. Sutherland, Bugs Bunny, The trickster, Américan style

jeudi 25 août 2011

La femme dans la lune 2 [Amérique du nord]

La femme dans la lune est un mythe qui ne s’est pas répandu en Europe. En dehors de la Chine et du Japon, on le retrouve chez les peuples natifs d’Amérique du nord.

En Amérique du nord, la femme dans la lune est un mythe cosmogonique. Prenons pour exemple l’histoire racontée par les indiens Algonquins du cercle arctique (Eskimos, Inuits, Yupiks, Aléoutes) : dans leur tradition de la formation du soleil et de la lune se tient un magicien si puissant qu’il pouvait monter au Paradis quand bon lui semblait. Ainsi, une fois il prit avec lui une fille des plus belles qu’il aima passionnément, et aussi un peu de feu auquel il adjoint quantité de gaz, et créa le soleil. Pour un temps, le magicien traita sa femme avec beaucoup de tendresse et ils vécurent heureux ensemble ; mais il devint cruel envers elle, la trompa de différentes manières, et, point culminant, brûla l’un des côtés de son visage. Après ce dernier affront, elle s’enfuit et devint la Lune. Depuis lors, son frère la poursuit, parvient quelquefois à s’en approcher, mais ne réussit jamais à la rattraper. À la nouvelle lune, le profil brûlé du visage de la femme est tourné vers la terre, tandis qu’en phase de plénitude, celui-ci s'inverse.

Dans une autre tradition indienne, une vieille femme vivait avec sa petite-fille, d’une beauté incomparable. En grandissant, elle se demanda si sa grand-mère et elle-même étaient les seuls êtres à vivre au monde. La vieille dame lui expliqua qu’un démon avait détruit tous les autres vivants, mais que par son pouvoir elle avait réussi à lui échapper, elle et sa petite-fille. Cela ne satisfit pas la jeune fille, qui pensa que d’autres personnes avaient certainement survécu. Elle décida donc de se mettre en recherche, et au dixième jour de son voyage elle se trouva devant une maison où vivaient douze frères, qui étaient tous chasseurs. Le douzième de ces frères l’épousa et mourut après la naissance d’un fils. La veuve se maria ensuite tour à tour avec chacun des autres, en commençant par le plus jeune. Quand elle s’unit au plus vieux, elle s’en fatigua bien vite et s’enfuit loin, par le portail ouest de la maison des chasseurs. Arrachant l’un des pieux qui soutenaient le portail, elle disparut à l’horizon avec son petit chien et on perdit rapidement leur trace. Plus tard, elle réapparut à l’est, où elle rencontra un vieil homme pêchant dans la mer. Cet homme était celui qui avait créé la terre. Il lui offrit de passer vers l’ouest en voyageant à travers les airs. Pendant ce temps, le mari délaissé avait poursuivi sa femme à travers les terres de l’ouest et s’en revenait à l’est, où le vieux pêcheur tourmenteur hurlait après lui :
- Allez, allez, tu courras après ta femme aussi longtemps qu’elle n’aura pas atteint les confins de la terre, et les nations qui se bâtiront sur cette terre t’appelleront Gishigooke, « celui qui fait la lumière du jour ».
De cette histoire est issu Gizis, le soleil. Certains indiens comptent seulement douze lunes, qui représentent les douze frères chasseurs, mourant l’un après l’autre.

vendredi 5 août 2011


KOU [Dryopteria filix chazarica]

Sorte de fruit des bords de la mer Caspienne. Sur ce fruit, Ioannes Daubmannus, imprimeur polonais, a laissé la note suivante : les Khazars récoltent une sorte de fruit qui ne pousse nulle part ailleurs dans le monde. Il est recouvert d’une peau à écailles semblables à celle des poissons, ou à celles de la pomme de pin. Il pousse sur un arbre très haut, et les fruits sur les arbres font penser aux poissons, que les aubergistes accrochent vivants par les ouïes au-dessus de la porte, annonçant ainsi qu’ils servent de la soupe de poisson. Parfois, ce fruit émet un chant qui ressemble à celui du pinson. Il a un goût très frais et un peu salé. En automne, son noyau battant comme un cœur, il tombe de la branche et tournoie pendant quelques instants comme s’il nageait dans les vagues du vent. Les gamins les chassent avec leurs lance-pierres et, parfois, des éperviers abusés l’attrapent dans leur bec, le prenant pour un poisson. D’où le dicton khazar : « Les Arabes nous mangeront, pensant comme le faucon que nous sommes des poissons, alors que nous sommes des kous. » Le mot kou — le nom de ce fruit — était le seul que le cheïtane avait laissé dans la mémoire de la princesse Ateh après qu’elle eut oublié sa langue.

Parfois, la nuit, on entend des «kou-kou». C’est la princesse Ateh qui prononce le seul mot qu’elle connaît, et qui pleure, essayant de se rappeler ses poèmes perdus.

Les chasseurs de rêves khazars portent sur eux une feuille de «kou» (lune), plante qu’ils cultivent en secret. Quand on pose cette feuille sur un voile déchiré ou sur une blessure, déchirure et blessure disparaissent en un clin d’œil. »

Milorad Pavić

Le dictionnaire khazar, roman-lexique (Mémoire du livre, 1998)
exemplaire androgyne

mercredi 3 août 2011

La Tarentella, Antidotum Tarantulae par L’Arpeggiata – Christina Pluhar [Alpha, 2001]

L’Arpeggiata de Christina Pluhar offre un ensemble de compositions dont votre lièvre précieux s’est aussitôt rendu captif, ensemble adapté de musiques et chants traditionnels d’Italie du sud, liés à la magie, au mythe, à la guérison de la morsure (supposée) de la tarentule. Ces musiques, qui sont à l’origine des musiques fonctionnelles, rudes, hypnotiques, oppressives, servant de medium à la délivrance, adoptent ici un ton forcément différent. Toutefois, s’il a fallu tempérer ce type de compositions pour la cause musicale et non médicale, L’Arpeggiata a su trouver une voie sensible et intelligente, mettre en valeur la force émotionnelle et la beauté formelle de ces musiques rituelles d’autrefois. La tarentelle, tantôt lamento funèbre tantôt pizzica frénétique, est considérée comme l’une des premières formes de musicothérapie, mais se pratiquait sous d’autres noms et d’autres cieux : malgré les plus récents appels à saint Paul, protecteur des tarentulés, il est évident que cette cérémonie est très ancienne, pré-christianique et de nature chamanique :

Extrait du livret :

"La fascination qu’engendre la guérison de cette maladie causée par la morsure d’une araignée, et qu’on appelle depuis le Moyen âge le tarantismo, reste encore de nos jours un phénomène d’une complexité inexplicable. Tout aussi variées que les symptômes et les causes de la maladie sont les formes musicales censées les guérir.
Certains théoriciens attribuent les origines de cette danse rituelle au culte de Dionysos qui se répandit en Italie du sud au cours des siècles. La mythologie nous a laissé deux légendes sur l’origine de la tarentelle qui se racontent à Sorrente et à Capri – des poèmes homériques conservés par la tradition orale."

(Ces deux légendes sont associées au charme des Sirènes…)

Orphée, époque romaine

"Orphée, qui par la magie de son chant parvient aux enfers, apprivoise les fauves et émeut les pierres, est associé à la tarentelle dans l’Énéide (traduit en langue napolitaine en 1699 par Nicola Stigliola) : Orphée, habillé d’une longue étole de prêtre, élève sa voix, et des sept cordes de sa lyre joue tantôt une chaconne, tantôt une tarentelle. Une nouvelle image du personnage mythologique se constitue devant nos yeux : dans un geste lié au culte sacral, Orphée, vêtu de l’étole sacerdotale, se sert de la tarentelle hypnotique, qui symbolise la magie, la guérison, la transe et l’éternité, puisque, musique sans début ni fin, elle implique le changement continuel au-dessus d’une stabilité immuable."

Christina Pluhar

Mélodies, rythmes, couleurs et instruments accompagnent la danza di transe, la danse extatique de l’araignée qui, par voie mimétique, fournit l’antidote, le remède de la délivrance. Possession contre possession. C’est un combat singulier entre l’animal (fût-il petit) et l’humain, entre les forces antagonistes du bien et du mal. Ces musiques s’inscrivaient bien sûr dans une durée beaucoup plus longue que celle du disque, en fonction du temps de réaction observé chez le malade (en majorité des jeunes femmes), jusqu’à ce que celui-ci atteigne un état de conscience modifié, propre à toute opération chamanique. La guérison, jamais définitive d’ailleurs, pouvait demander plusieurs jours de danse quasi ininterrompue.

Au XVIIe siècle, apparaissent les premières tentatives d’analyse scientifique de la musicothérapie : Matteo Zaccolini rédige en 1610 pour les Médicis A propos de la danse de ceux qui sont piqués par la tarentule, par rapport à la présence des objets colorés ainsi que du son, ouvrage non autorisé mais qui circulera cependant dans les académies italiennes. En 1641, Athanasius Kircher publie une étude sur la maladie et ses remèdes dans Magnes, sive de arte magnetica, ouvrage ésotérique, dont le chapitre sur le tarantismo discute non seulement de la musicothérapie mais également de la thérapie des couleurs pour traiter la maladie. En contact avec les compositeurs de l’époque, Kircher publie des extraits de leurs œuvres, qui seront les premières tarentelles écrites de l’histoire de la musique.

On retrouve dans ces sources un kaléidoscope d’instruments que la tradition moderne n’a retenus que dans une modeste mesure, nombre de ces instruments étant tombés en désuétude.

La deuxième partie du livret, rédigée par Jean-Paul Combet, président d’Alpha productions, apporte également des renseignements intéressants sur le phénomène de tarentulisme (qu’il faudrait appeler malmignattisme, du nom d’une autre araignée, de taille nettement inférieure à celle de la tarentule, mais plus vraisemblablement coupable de ces morsures). Effort de documentation appréciable, dont la référence à Ernesto de Martino, historien et ethnologue italien (1908-1965) qui a lui-même assisté à un rituel dans le sud de l’Italie, dont il était originaire, et qui en a témoigné dans La terre du remords (Le monde magique, tome III) :

Le cercle parcouru par la tarentulée commençait à se restreindre, la stabilité de la danseuse devenait incertaine, le rythme n'était plus suivi avec l'habi­tuelle rigueur et tout se terminait par une caracole fréné­tique, annonçant la chute prochaine comme causée par un vertige. Les assistants, les bras ouverts, se pressaient autour de la tarentulée pour prévenir une débandade ou une chute dangereuse et s'efforçaient de la recevoir dans leurs bras lorsque, après le vertige de la caracole, la chute avait lieu, en désordre mais sans violence. L'orchestre cessait de jouer, on apportait à la tarentulée un coussin pour y poser sa tête et un verre d'eau ; les musiciens faisaient essuyer leur abondante sueur par les assistants ; puis, au bout d'une pause de dix minutes environ, l'orchestre reprenait l'initiative et le cycle se répétait avec toujours les mêmes phases.