La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.

Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)


auteur-éditeur : www.remy-leboissetier.fr

samedi 6 avril 2013

Fred is (not) dead

Au terme d'une vie d'aventurier-dessinateur au long cours, terminée en queue de pois(s)on le mardi 2 avril, Frédéric Othon (Théodore) Aristidès s'est fait la belle. Le principe d'Archimède ne l'aura pas sauvé du naufrage commun, mais lui aura peut-être permis de rejoindre à temps, poussé par les mystérieux courants marins, le deuxième A des lettres de l'Océan Atlantique – c'est ma fille qui le dit et je suis évidemment porté à la croire, elle qui s'est « abreuvée » toute petite à la source philémonienne –, à moins que ces courants, par caprice, ne l'aient ramené en fin de cycle quelque part sur une île en Méditerranée, dans la patrie de ses illustres ancêtres.

As du montage narratif, funambule de la case (ou de l'anti-case, à la façon de Marc-Antoine Mathieu), celui qui avait préféré adopter, comme beaucoup d'autres gens du métier, un nom aussi bref que possible, le dessinateur Fred nous laisse quelques trésors qui viennent grossir notre patrimoine culturel commun – corpus de légendes issues d'un vieux fonds de mythologies et de littératures aventurières, qui se découvre principalement dans la série des Philémon, cette série présumée pour enfants (vivement conseillée aux parents pour développer l'imagination des leurs), qui comptera 15 albums jusqu'en 1987 (un 16e album – inattendu ou trop attendu – intitulé Le Train où vont les choses a été publié in extremis le 22 février 2013). 
 
Un melting-pot européen, en somme, où la figure du Centaure croise celle d'une licorne prophétesse, où il existe des arbres à bouteilles, à violons, des pianos sauvages, des lampes-naufrageuses, un vaisseau-théâtre cerné de « criticakouatiques », prétextes à toutes sortes de voyages labyrinthiques dans le temps et l'espace. L'ensemble mettant en scène une situation d'opposition significative entre raison et déraison, représenté d'un côté par Hector, le Papa colérique de Philémon, dont le bon sens se trouve choqué en permanence, et de l'autre par l'oncle Félicien, qui détient le pouvoir magique de transgression. Nous sommes en effet à la croisée des mondes, entre voyages aux confins et traversée des apparences, entre Daniel Defoe (le personnage du puisatier Barthélémy porte l'habit de Robinson et son centaure domestique s'appelle Vendredi) et l'imaginaire de Lewis Carrol (dans les modes de transports et l'utilisation de points de passages : on y crève des miroirs, des cerceaux pour aller voir de l'autre côté, on passe par un puits pour atteindre un ailleurs insolite, où brillent deux soleils et deux lunes...)

En dehors de ce domaine qui le définit en tant que créateur d'univers, et le genre imaginaire qui le caractérise, ce qui n'a jamais cessé de motiver Fred, c'est le dessin d'humour en particulier, par lequel il avait débuté dès l'âge de 15 ans, juste après-guerre. Si son style graphique atypique, moins virtuose qu'expressif, a rebuté plus d'un éditeur, notons que Fred était un artiste assez complet (il fut aussi parolier et scénariste), très attentif à la qualité d'écriture de ses récits. De fait, chez Fred, il y a autant à voir qu'à lire. Et rien de moins dissociable.
Plus proche de l'âne Anatole que de l'adolescent Philémon, on sent bien que Fred se montrait assez réticent à se conformer à la loi coercitive des albums de séries (il regrettait lui-même la disparition des revues qui publiait les « planches à épisodes » pouvant être réunies ensuite en albums), craignant que son imagination finisse par s'y faire enfermer. Crainte justifiée... On sent dans la succession des albums le piège se resserrer, non pas tant en raison d'une imagination qui s'émousse, laquelle continue à lui fournir de belles idées, mais par une part d'improvisation toujours plus grande (motivée par un besoin de liberté légitime et une humeur vagabonde) qui ne garantit pas toujours la cohésion de l'ensemble. De mon point de vue, les six premiers tomes sont parfaits et Simbabbad de Batbad en constitue l'apogée.

En dehors de la série des Philémon, je reviendrai sur d'autres albums qui compilent des histoires diverses, notamment la série Le fond de l'air est frais... (titre d'une chanson qu'il écrivit pour Jacques Dutronc). Citons d'abord ce petit chef d’œuvre intemporel qu'est Le petit cirque où se déploie tous les effets d'illusions déjà cités, mis au service d'une qualité graphique inégalée (on apprécie que Fred ait fait ici le choix du noir et blanc, sur fond ivoire, et ne s'oblige pas à la mise en couleur, qui n'est pas son meilleur atout).
Par ailleurs, Fred a mis en images, en teintes de gris également, des fragments du Journal de Jules (Renard) avec une malice que n'aurait certainement pas reniée son auteur. Il avait aussi un vrai talent d'affichiste et de caricaturiste, mais s'avouait peu intéressé par le dessin de presse : contrairement à ses acolytes Cabu, Gébé, Wolinsky, Reiser, qui aimaient volontiers se frotter au social et au monde politique, le talent de Fred se révèle mal adapté au rythme d'une trop pressante actualité... 

Après avoir été co-fondateur avec Choron du mensuel « bête et méchant » Hara-kiri en 1960, sa ressemblance avec Blériot l'aviateur nous vaut dans les jeunes années du mensuel Pilote un de ses exercices de montage photographique qu'il affectionne. Il utilisera aussi la technique du collage dans les aventures de Philémon, au moyen de gravures anciennes et mettra à profit, en les détournant, toutes les conventions et outils de la figuration narrative (cadres, sens de lecture, adresses au lecteur, intrusions d'objets et mises en abyme). Il a beaucoup contribué à l'élargissement des codes jusque là étriqués de la BD, à le conduire vers un statut adulte (et à ne pas prendre les enfants pour des enfants de chœur – ou les considérant comme tels, au meilleur sens du terme, comme de véritables enfants de cœur). 

Faisant retour à ses premières histoires, réunies par la suite dans plusieurs volumes publiés sous le titre Le fond de l'air est... il serait injuste de passer sous silence la série exquise des Petits métiers, que Fred a pour une part réintroduite dans la série des Philémon. Organisant depuis plusieurs années la matière d'un répertoire des métiers imaginaires (Mysteriorum Ministerium), issue de la création littéraire et graphique, j'ai moi-même fait référence aux inventions de Fred dans ce domaine, dont il a été un contributeur important (au même titre que l'écrivain André Hardellet, avec qui il a d'ailleurs certains points communs, une exigence artistique bien sûr, en même temps qu'un côté « populaire » et des manières de franc-parler). Je me suis permis pour l'occasion, en tant que propriétaire-récoltant, d'écrire de « petites proses » à partir de la série des « petits métiers » du dessinateur Fred, qui compte entre autres le réparateur de miroirs, le tueur de ramasseurs d'épingles, les tricoteuses de pelotes sauvages, le rémouleur de céleri et le tailleur d'ombres, ici présent :


Le tailleur d’ombres, tirant la carriole qui contient ses outils et un grand rouleau de tissu noir, fait tinter sa cloche et mêle son cri à celui des marchands ambulants :
— Taille, répare, ajuste les ombres !
Quelques curieux s’avancent, mais beaucoup l’évitent, au motif qu’il a commerce avec le diable et atteint bientôt l’âge de deux cents ans ! (Il est vrai que le tailleur d’ombres n’a pas d’ombre, mais l’intéressé, fendu d’un sourire malicieux, en justifie l’état de façon proverbiale : « Les tailleurs d’ombres sont toujours les plus mal ombrés »). à l’appui de sa mauvaise réputation, on raconte cette vieille histoire d’un tailleur d’ombres ambulant qui sabota l’ombre de son client. Accusé de tant de maladresse, le tailleur mit en cause les gesticulations de son client, dont l’ombre était malgré tout réduite à néant. Irrité, le marchand lui fournit celle d’un rat, pour le dépanner. Le client s’offusqua, mais il était trop tard : après avoir opéré très vite à son ajustement, le tailleur s’était défilé, sitôt qu’il avait senti que son ombre, telle une greffe, avait prise. Or, voilà qu’au coin d’une rue, notre homme rencontra un vilain matou. L’homme se sentit soudain tiré en arrière, se débattit avec force, en vain : son ombre apeurée l’entraîna irrésistiblement vers la rigole et l’emporta dans les égouts.
Bien entendu, la confrérie des tailleurs d’ombres dément les faits et s’insurge contre cette infamie, s’appliquant depuis à effacer l’ombre du soupçon, cette marque impalpable qui s’avère avec le temps malheureusement indélébile.

Rémy Leboissetier, extrait de Mysteriorum Ministerium - contribution à un inventaire des métiers imaginaires - inédit.