La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.

Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)


auteur-éditeur : www.remy-leboissetier.fr

samedi 26 avril 2014

Carottes !

Avant son Bestiaire érotique publié chez le même éditeur en 1998, Jean-Luc Hennig nous gratifiait d'un Dictionnaire érotique des fruits et légumes, dans lequel votre lièvre précieux ose extraire un passage relatif à l'un de ses aliments favoris, que voici :

"Eh bien, justement, parlons-en du sexe de la carotte ! Quelle histoire ! Jamais de la vie une carotte n'a désigné un membre mâle tant soit peu glorieux ou conquérant ! C'est une vue de l'esprit ! Car on n'a jamais évoqué que la petite carotte, un point c'est tout. Rappelez-vous la chanson :

"En r'venant de la Saint Martin,
Rencontré trois lapins,
Un qui pue, un qui pète,
Un qui joue de la clarinette,
J'en mets un dans mon mouchoir,
Il me dit qu'il fait trop noir,
J'en mets un dans ma culotte,
Il me mange ma petite carotte".

(Mais, dans la version suisse, la chanson perd sa culotte et donc aussi sa carotte). Voici encore ce que notait Jules Renard, qui se rendait souvent au Jardin d'Acclimatation pour préparer ses Histoires naturelles : "Des jeunes filles font effort pour ne regarder, des singes, que leurs grimaces, mais il faut bien voir le derrière rouge et la petite carotte. Il y en a un qui soupèse délicatement celle de son frère. On ne dit rien, on se rattrape en disant : "Oh, le sale !" quand il cherche les poux de l'autre et les lui mange avec une touffe de poils."

Dans son Manuel de civilité pour les petites filles, Pierre Louÿs ne dit pas autre chose : "Devoirs envers Dieu : remerciez-le d'avoir créé les carottes pour les petites filles, les bananes pour les jouvencelles, les aubergines pour les jeunes mères et les betteraves pour les dames mûres." Alors que le panais se gonfle d'importance, surtout chez Céline, qui en fait un usage immodéré, que fait la carotte ? La carotte ne fait rien. Elle se réfugie dans les paillardes des potards et des carabins. Elle fait dans la chanson d'internat.

Jean-Luc Hennig : Dictionnaire érotique des fruits et légumes (Albin Michel, 1994)

jeudi 24 avril 2014

Récits de Belzébuth à son petit-fils, G. I. Gurdjieff [Stock, 1976]

Assurément, les voyages à la Lune sont nombreux, si nombreux qu'il est impossible de les saisir intégralement. Votre lièvre précieux s'y est néanmoins essayé et vous a fait part de son recensement, lequel débute à Plutarque (vers 75-83 de notre ère) et s'arrête symboliquement à l'année 1969, lorsque certaines images nous firent comprendre que la Lune était en quelque sorte "colonisée". Les "Récits de Belzébuth", publiés en 1976, dérogeraient donc à la règle, s'ils n'étaient en vérité bien antérieurs à leur date de publication : plus précisément, à propos des faits qu'il porte à notre connaissance par la voie de son medium Belzébuth, le "Maître de danse" Gurdjieff, par ailleurs grand voyageur, ne peut physiquement les avoir écrits que dans les années qui suivirent un grave accident de voiture survenu en 1924, date à laquelle il dut changer l'orientation de ses activités et choisir la voie littéraire pour son enseignement. Par ailleurs, le corps conscient de l'auteur ayant disparu du monde visible le 29 octobre 1949, selon les sources officielles, nous pouvons en déduire (et affirmer catégoriquement) que ces découvertes ne sauraient excéder cette année-là. Nous pouvons donc, dans notre classement actuel, intégrer cette relation de voyage entre messieurs Andrei Platonov et Arthur C. Clarke, ce qui permet de combler fort à propos une impardonnable lacune.

"Dans ce système solaire se trouve encore, mon cher enfant, une toute petite planète qui porte le nom de "Lune".
Dans son mouvement, elle passait très près de notre planète "Mars" et, à travers le "tesskuâno" (1) de mon observatoire, je prenais plaisir à suivre, pendant des "kilprenos" (2) entiers, le processus d'existence des êtres tri-cérébraux qui la peuplaient.
Les êtres de cette planète ont un corps très frêle, mais disposent d'un esprit puissant, qui leur confère une persévérance et une faculté de travail exceptionnelles.
Leur forme extérieure évoque celle des grandes fourmis ; comme elles, ils s'affairent et travaillent continuellement à la surface et à l'intérieur de leur planète.
Leur incessante activité a déjà donné des résultats bien visibles.
Je constatai même un jour que dans l'espace de deux de nos années ils avaient pour ainsi dire "perforé" toute leur planète.
Ils avaient été contraints à ce travail par des conditions atmosphériques anormales, dues à la façon inopinée dont leur planète avait surgi, et au fait que les Forces Supérieures n'avaient pas prévu de régulariser son harmonie climatique.
Ce climat, disons-le, est réellement "fou", et rendrait des points, par son inconstance, aux femmes hystériques les plus fougueuses d'une planète de ce système solaire, dont je te parlerai également.
Sur cette "Lune", le froid est parfois si vif que tout y gèle de part en part, et qu'il y devient impossible de respirer en atmosphère ouverte ; puis, tout à coup, il y règne une telle chaleur qu'un œuf y cuit en un clin d’œil.
Mais au cours de deux brèves périodes, avant et après la fin d'un tour complète autour d'une planète voisine, il y fait un temps si divin qu'au bout de quelques oscillations elle est en pleine floraison. Elle donne alors à ses habitants quantité de produits servant à leur première nourriture êtrique, bien plus qu'il n'en faut pour leur existence dans l'original empire intra-planétaire qu'ils se sont organisé à l'abri des intempéries de ce "fou" de climat, qui ne modifie jamais harmonieusement l'état de son atmosphère. 

Chapitre 3 : Cause d'un retard dans la chute du Karnak, extrait

(1) "Tesskuâno" signifie "télescope".
(2) Le mot "kilpreno", dans le langage de Belzébuth, désigne un certain laps de temps, à peu près égal à ce que nous appelons "une heure".

lundi 21 avril 2014

Le lapin mystique, Lucien Suel [éditions la Contre Allée, 2014]

Paru en 1998 sous forme de feuilleton dans la revue lilloise "Le dépli amoureux", Le Lapin mystique est le tout premier roman de Lucien Suel, bien avant Mort d'un jardinier aux éditions de La Table Ronde, 2008, qui ont aussi publié ses trois derniers romans et tout récemment un ensemble de poèmes, Je suis debout.

Qualifié de "fiction hallucinée, récit psychédélique" dans sa présentation éditoriale, Le Lapin mystique laisse clairement apparaître des références diverses, qui proviennent à la fois de la littérature (Rémy de Gourmont et son Latin mystique, Sade, Huysmans, Rimbaud...), la musique (plutôt électrique) et le cinéma (plutôt noir).

Passablement esquinté, suite à un accident de la route, le narrateur semble émerger d'un fossé en même temps que d'un coma, et entreprend de rassembler les morceaux, mais on s'aperçoit vite que ça ne "colle" pas. Inutile de faire la part des choses entre ce qui a pu se passer avant ou après, ce qui appartient au dehors ou au dedans : le lecteur, devenant témoin (et possiblement assistant), est appelé lui-même à recoudre les fragments d'une mémoire chamboulée, car le personnage exprime des faits mal situés dans l'espace et dans le temps, révélateurs de son état de choc, et qui prennent occasionnellement des allures de parcours christique. "J'oserai vous parler de moi longuement. C'est fictif". Dès les premières lignes, nous sommes d'ailleurs avertis que le "moi" qui conduit le récit (qu'il induit autant qu'il en procède) évolue dans une dimension hasardeuse, sous l'emprise fantasque d'un cerveau en fort dérangement. Porté par un style baroque et distordu, on le voit s'abîmer dans sa vision des faits, métamorphique et morphinique, qui le fait sauter du corbeau freux au kangourou ventriloque, de l'escargot au porc-épic, entre chapelle ruinée et discothèque ravageuse, entre carotte et marteau, en compagnie d'une femme nommée Laure et d'une Marianne littéralement "Pleine de foi", ouvrant ainsi deux voies d'apparence contradictoires, entre profane et sacré, pureté et déchéance : Sister Marianne figurant une nonne de rencontre, Laure étant nettement plus exposée, en bikini noir, aux allures de Pandora ou d'une Alice dont la vertu secrète serait d'être rongée par le vice. S'il y a conversion, ce n'est pas sans perversion : dans l'esprit, le texte repose sur une mystique très charnelle, instruite à la lettre de fins détails sur l'aspect des corps et l'intérieur des organismes, expression d'un véritable délire obsessionnel, psychophysiologique et panthéistique.

Lucien Suel & Cheval 23
On le suivra donc, jusqu'au bout, avant que lecteur-assistant comprenne qu'il a été "joué", la personne en danger faisant retour sur elle-même, dans un décor d'hôpital qui serait le commencement de sa fin, ou inversement. Ce bref roman cuni-circulaire, qui se situe au point d'intersection de l'infini, met à jour les images les plus nettes d'une histoire trouble, sous influence tragico-burlesque, laquelle pourrait générer un type de boucle sonore et visuelle, cruelle et sensuelle, une sorte de slapstick de la décadence (agité de l'intérieur), de folie cyclique et récurrente, car c'est quand il se clôt que Le lapin mystique se met curieusement à éclore... Drôle de manège !

Si j'ai choisi pour extrait du Lapin mystique le passage relatif à l'écorchement du léporidé, la raison en est que votre lièvre précieux y retrouve certains échos de son enfance rurale et que la description qui est faite du sacrifice de l'animal, de sa fourrure soyeuse et de ses petits yeux lamentables, est d'une précision remarquable. Mais avant, j'ai eu envie de feuilleter les pages des Écrits de Laure et j'y ai prélevé un fragment poétique qui correspond très justement à la figure d'ensemble du livre, figurant la forme verticale d'un même infini : 

"Je me suis retrouvée
toute enfermée
comme en un cercle
auquel j'échappe
par cet autre
qui m'y ramène"
Laure, 8 (extrait)
 

"Me voici enfin dans un de ces châteaux, aux pieds du lapin mystérieux, du géant céleste, une parodie de glaive dans les mains. J'empoigne la peau de son ventre gris, faufile ma lame entre le derme et la chair, montant le long d'une cuisse, contournant la patte sous le lien, puis je dégage l'autre cuisse de sa gaine de fourrure soyeuse. Mes yeux sont baignés de larmes. Laure s'est approchée de moi en rampant. Elle se couche sur le dos à l'aplomb de la voûte. Le couteau pointu de la nonne s'agite dans l'entre-jambes du lapin. Les cuisses roses de l'animal s'ouvrent sur un vide sanglant. Laure a levé le bras et m'enlève le couteau des mains. Maintenant, je saisis la toison.

De toutes mes forces, j'agrippe la robe et la tire vers le bas. La peau se tend et roule doucement en se décollant. Les veines superficielles marbrent le nacre épidermique. Un doux et tiède parfum de chair tendre apaise notre esprit. Laure m'aide à dévêtir notre animale victime. Ses doigts se mêlent aux miens dans les poils. La traction de nos mains réunies achève le déshabillage. Je reprends mon couteau et détoure les pattes avant. 

L'émotion me saisit une nouvelle fois à la vision des petites moufles blanches, ornements délicats autour des moignons."

Le Lapin mystique, extrait mis en ligne avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.
(éditions) La Contre Allée, collection Les Périphéries, 2014

Lucien SUEL (un seul ciel, modeste proposition d'anagramme patronymique), poète ordinaire, romancier et traducteur, est né en 1948 à Guarbecque, dans les Flandres artésiennes. Il a édité la revue The Starscrewer, consacré à la poésie de la Beat Generation, puis La Moue de Veau, magazine dada punk, tout en pratiquant l'art postal à l'échelle planétaire. Il anime la Station Underground d'Emerveillement Littéraire et le blog littéraire Silo. Ses œuvres imprimées comme ses prestations scéniques couvrent un large registre, allant de coulées verbales beat à l'expérimentation de formes arithmogrammatiques (poèmes composés de lignes à nombre de caractères typographiques égal, croissant, ou décroissant), du collage et du caviardage (poèmes express) à la performance, notamment avec le groupe de rock Potchük et au sein de Cheval 23.

Pour en savoir +

samedi 5 avril 2014

SOMA et la Lune [Inde]

Soma est le calice d'ambroisie divine que boivent les dieux et les ancêtres et qui s'emplit à nouveau de lui-même. La substance lunaire est faite de tout ce qui est doux, gracieux, soumis : l'offrande, la victime, le combustible du sacrifice ainsi que le sperme, la semence de vie.

Soma est depuis toujours assimilé en Inde à l'élixir de vie, d'immortalité. La Lune est considérée pour cette raison comme le souverain des sphères suprasolaires, les Nakshatra (Constellations).

Lorsque les dieux partagèrent la liqueur d'immortalité, la Lune reconnut l'anti-dieu Râhu, déguisé en dieu, qui s'apprêtait à boire. C'est à cause de la Lune que Râhu fut condamné à mort, mais bien que sa tête ait été séparée de son corps, elle ne pourra jamais cesser de vivre car ses lèvres avaient touché la liqueur d'immortalité. Cette tête reste donc en vie, et par vengeance, chaque fois que la Lune est pleine, Râhu cherche à la dévorer. C'est la légende des éclipses (1).
Car le soleil est le principe de la vie et les eaux primordiales sont la Lune. Ces eaux sont la source de tout, de ce qui est visible et invisible. Les eaux sont l'image du tout (2).
La Lune est également le lieu où résident les âmes errantes avant de descendre sur terre ; c'est aussi, en tant que "réserve des pluies", le dieu protecteur de la nature et de la vie végétale. Bien que du point de vue de la Création, la Lune soit née la dernière, qu'elle soit le monde le plus bas, il se trouve qu'elle encercle la Terre, et que du point de vue de la réintégration, du point de vue de l'esprit libéré qui veut échapper au monde terrestre, la sphère lunaire, qui est la sphère du mental, sépare le monde physique, la Terre, de la sphère solaire faite de lumière et d'intelligence. Il nous faut traverser la sphère du mental avant de pouvoir atteindre le Soleil, le monde de la vérité, la porte des mondes transcendants (3).

(1) Devatâ tattva.
(2) Prashna Upanishad, 1, 5.
(3) Prashna Upanishad, 1, 5.

Bernard Baudouin, Le védisme (éditions de Vecchi, Paris, 1997).

"Les littératures indiennes affectionnent le thème de la lune ; pas de poème lyrique, pas de chanson populaire où elle n'apparaisse comme le témoin des amants, leur complice, elle dont la lumière argente l'étang où fleurissent les lotus."
Le nombre d'évocations de clairs de lune, de l'abondance des images lunaires est en effet frappant, et certes le climat tropical a sans doute une influence sur l'astre des nuits, qu'on accueille avec plaisir après l'épuisante chaleur du jour. Les Indiens la chérissent, au point de tirer les lits sur les terrasses et de dormir sous le "regard" de la lune. L'astre nocturne tient donc une place privilégiée dans la mythologie et le rituel. Toutefois, il serait hasardeux de parler d'un culte de la lune en Inde. Ceci étant, on peut s'intéresser au dieu-Lune en tenant compte d'abord de sa représentation :
On le voit en général sous la forme d'un jeune guerrier montant une antilope et tenant en main une bannière où figure un lièvre. Divinité mineure, on lui prête les attributs de Çiva avec lequel il est plus ou moins en sympathie, Vishnu étant pour sa part une figure plutôt "solaire". Quant à sa dénomination, le dieu-Lune n'en a pas, à proprement parler : on ne l'appelle que "lune" (en sanskrit, Candra, substantif de genre masculin).

Mythologie lunaire

Le dieu-Lune possède une personnalité mythologique qui, bien que d'importance très secondaire, donne matière à plusieurs légendes. Concernant sa nativité, le dieu-Lune appelé Soma (dans le temps du védisme et non de l'hindouisme), un texte servant de conclusion à l'épopée du Mahâ Bhârata, illustre son rôle fécondant : La lune identifiée avec le Soma (source d'immortalité) est "semence" ou "nourriture" des dieux. Le dieu-Lune, après sa naissance, a été fait par Brahmâ roi du monde végétal.

Rites lunaires

La lune occupe dans la vie religieuse indienne une place qui est sans commune mesure avec le rôle effacé joué par le dieu Candra (prononcer Tchandra) dans la mythologie. Il n'est pas de cérémonie rituelle qui ne soit réglée par référence aux phases de la lune, à ses conjonctions ou oppositions avec tel astre, telle constellation. En un mot, le temps liturgique hindou est purement lunaire.
Lorsqu'elle est visible, la lune est la protectrice nocturne de tous les êtres vivants ; les nuits sans lune, l'homme est sans défense devant les démons qu'évoque l'Atharva-Veda :

"Ceux-là qui nous poursuivent dans nos chambres, cependant que les hurlements vont leur train, durant le nuit de nouvelle lune ; et tous les autres carnassiers qui rêvent de nous dévorer ; tous ceux-là je les surpasse de ma puissance !"

En conclusion, la question du rôle que joue la lune dans les religions de l'Inde est ardue. Le Rig-Veda fait la plus grande place au soleil et très peu à la lune ; de même, lorsque la religion védique aura laissé place à l'hindouisme, les Purâna contiendront également de nombreux hymnes au Soleil, sans contrepartie pour la Lune. le brahmanisme, tant védique qu'hindou, est décidément, dans son essence une religion "solaire".

Sources orientales : La lune - Mythes et rites (éditions du Seuil, Paris, 1962).