Par son volume, l’œuvre
de Marcel Havrenne
n’encombrera pas votre bibliothèque. Constatation non dénuée de subjectivité (ni
d’ironie, cet ouvrage se faisant rare), puisque l’écrivain ne s’est
pas montré lui-même empressé d’affirmer sa présence, laquelle s’accorde avec
une activité littéraire des plus économes. Il est
vrai que la forme d’expression qui fut son genre de prédilection ne l'engageait pas à jouer des grandes orgues, dans une voie d'écriture expansive et conquérante. Pour l’essentiel, il s’agit en effet de pensées, denses et concises, dont la beauté, la force et la qualité
risquent, sur trop longue distance, de fatalement se diluer et s’altérer. Mais bon, c’est un fait,
reconnu : Marcel Havrenne n’était pas très "productif".
Considérons cette basse production comme un bienfait, une marque d’authenticité et de haute tension (frappé par une
mort relativement précoce, l’écrivain n’aura pas été de toute façon en mesure d’exercer les ressources diverses de son talent). Nonobstant ce manque de luxuriance et
de prolificité, reconnaissons qu’il existe bien un petit air havrennais, aigu, ambigu, affûté et f(l)ûté, qui, pour mon
compte, me réjouit pleinement.
Du pain noir et des
roses présente donc
en seulement 80 pages — épaisseur inversement proportionnelle à sa profondeur —
un ensemble de textes courts de Marcel Havrenne, avec un avant-propos de Jean
Paulhan (qu’on retrouve un peu partout au coin du bois de la littérature), constitué de quatre cahiers répartis ainsi : I. Pour une physique de l'écriture - II. Ce que parler veut dire - III. La cinquième saison - IV. Du pain noir et des roses.
« Il est constant qu’une fourmi obèse nous frappe moins
qu’un éléphant maigre. » *
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RUPTURE ET MAUVAIS TEMPS [1934-1935]
Après des études de lettres et philosophie à Bruxelles, Marcel Havrenne fait partie du groupe Rupture, fondé en 1934 par Achille Chavée à La Louvière (province du Hainaut) et qui fut, après le groupe de Bruxelles formé dès 1924 autour de E.L.T. Mesens (Goemans, Nougé, Magritte, Lecomte) le deuxième pôle historique du surréalisme en Belgique, d’un surréalisme qui ne fut jamais orthodoxe, encore fortement teinté de dadaïsme (mad in Belgium). Le groupe rassemblé autour de Chavée se prononce pour un engagement politique et social, auquel fait écho un unique cahier annuel intitulé Mauvais temps en octobre 1935 (réédité en fac-similé chez Didier Devillez), dans lequel Marcel Havrenne publie son premier texte, Notes sur Lautréamont. La guerre marquera la véritable rupture de Rupture et la confirmation de temps mauvais... Fait prisonnier en 1940, Havrenne sera détenu en Allemagne jusqu'à la Libération.
COBRA [1948-1951]« L’étincelle ne sait pas si elle vient de l’enclume ou du marteau.»
En 1948, sur les décombres de l’après-guerre, naît le
mouvement CoBrA dont Marcel Havrenne est proche (publication de La main heureuse en 1950 avec des
dessins de Pol Bury). En 1953, dans une lettre adressée à Joseph Noiret, un des
fondateurs de CoBrA, il "médite un vague projet de revuette plus ou moins
anonyme, avec bouquet garni de ‘pataphysique, engueulades, coups de pieds
occultes strictement métaphoriques". Pierre Puttemans, dans ses Carnets (Joseph Noiret ou l’aventure dévorée - De
CoBrA à L’estaminet) nous précise qu’il la souhaitait "libre et
féroce au besoin, indépendante de toute école littéraire mais très exigeante
quant à la qualité et à la rigueur de ses écrits".
« La foudre errante provoque et exaspère la fraîcheur
des sources. »
PHANTOMAS [1953-1957]
Cette "revuette", ce sera Phantomas : 163 numéros en 58 volumes, publiée jusqu’en 1980, dont les premiers directeurs-rédacteurs seront Marcel Havrenne, Théodore Koenig et Joseph Noiret. Marcel Havrenne est à 41 ans le doyen du groupe, Koenig a 31 ans, Noiret 26. Après sa mort, d’autres contributeurs viendront grossir le groupe : les frères jumeaux Gabriel et Marcel Piqueray, François Jacqmin, Paul Bourgoignie, Pierre Puttemans…Ceux qui se feront appeler Les 7 types en or, dont votre lièvre précieux a déjà parlé et dont il reparlera.
Cette "revuette", ce sera Phantomas : 163 numéros en 58 volumes, publiée jusqu’en 1980, dont les premiers directeurs-rédacteurs seront Marcel Havrenne, Théodore Koenig et Joseph Noiret. Marcel Havrenne est à 41 ans le doyen du groupe, Koenig a 31 ans, Noiret 26. Après sa mort, d’autres contributeurs viendront grossir le groupe : les frères jumeaux Gabriel et Marcel Piqueray, François Jacqmin, Paul Bourgoignie, Pierre Puttemans…Ceux qui se feront appeler Les 7 types en or, dont votre lièvre précieux a déjà parlé et dont il reparlera.
Théodore Koenig, Marcel Havrenne, Joseph Noiret en 1952 - photo Georges Thiry (détail) |
Marcel Havrenne, jusqu’à sa mort proche, publiera dans Phantomas :
Le premier des cahiers repris dans Du pain noir et des roses est publié en 1953 par Temps mêlés, à Verviers, dirigée par
André Blavier, mais il s’agit en fait du N°1 de la revue Phantomas. Dans le N°2, on trouve Fragments d’un miroir de Bruxelles ; dans le N°4/5, un texte
insolite, Misère de l’éonisme, qui
exprime la défaite d’un travesti contre le "Poil vainqueur", puis La maison qui perd ses portes et
d’autres textes, jusqu’au N°10, qui comprend cette notation, so(m)brement
pertinente, puisque Havrenne s’en allait au même moment, sur la pointe des
mots, rejoindre un autre pays :
« Prendre date pour l’abolition du calendrier ».
[La clef préfère la serrure au trousseau, Phantomas N°9]
Il y eut ensuite Ripopées
chez Phantomas en 1956, sous le
pseudonyme de Désiré Viardot (notons qu’un certain Paul Ernest Désiré Viardot
est l’auteur d’un Essai sur les tumeurs
perlées du testicule, Paris, 1872... Humour noir ?)
LE DAILY BUL [1955-1957]
Marcel Havrenne, mine de rien, est un curieux type (même s’il n’eut pas le temps d’être sacré en or, comme les 7 membres les plus actifs de la revue Phantomas, il en vaut son pesant) ; un curieux type qui s’était également investi dans la pensée "bul", laquelle prit naissance en 1955, sous l’autorité conjuguée et désinvolte de Pol Bury et André Balthazar, au point de déterminer les "linéaments de l’univers bûl" et sa téléologie (Havrenne ne décrira pas autrement cet univers qu’avec beaucoup de circonflexion). Pour plus d’information sur le Daily-Bûl, cliquer ici.
POUR RÉSUMER (et conclure)
Marcel
HAVRENNE, Du pain noir et des roses, avant-propos de Jean Paulhan, Bruxelles,
Georges Houyoux éd., 1957, 93 p. (coll. La Tarasque n° 9) [sous une
couverture dessinée par Michel Olyff, volume imprimé sur les presses de
Dantinne imprimeur à Stree en Hainaut, trente exemplaires sur vergé d’Arches
numérotés de 1 à 30 ; volume repris à Bruxelles en 1984, chez Phantomas, avec
l’avant-propos de Paulhan ; texte repris en 1993 dans un fameux périodique, L’Estaminet.
Revue éphémère].
Havrenne en 1956 - photo Serge Vandercam |
Dans Phantommage, qui ouvre le catalogue Phantomas édité en 1975 (lequel constitue les numéros 140 à 145 de la revue), à l’occasion d’une exposition au Musée d’Ixelles, Jacques Sojcher nous dit que Jorge Luis Borges écrivit un texte sur Marcel Havrenne peu après sa mort, mais ne nous en précise pas la source : il s’agit de La Nouvelle Nouvelle Revue Française (N°61, 1er janvier 1958). Je donne ici l’intégralité de cet hommage à notre écrivain méconnu, qui fut repris dans Phantomas N°10 :
Je devine, je crois deviner, à travers les sentences de Marcel Havrenne que je me suis fait lire (ma vue décroissante ne me permet pas une lecture immédiate), deux idées ou deux sentiments : la nécessité de la littérature et son impossibilité… Ces idées s’opposent mais ne s’excluent pas ; Stevenson, pour qui la littérature était un besoin, ne pouvait se défendre de penser que contrefaire la vie par une mosaïque de mots rigides est un projet aussi vain que celui de l’homme qui, muni d’une boîte à couleurs, « entreprend de faire les portraits de l’insupportable soleil ». Une justification romantique de ces recherches de l’absolu serait que seules les aventures impossibles méritent qu’on les tente...
Du pain noir et des roses exige un art de la lecture que nous avons peut-être perdu. Il y a, dit-on, deux manières de penser : par images et par abstractions ; les auditeurs de Socrate, et même d’Héraclite, comprenaient le second et n’avaient pas oublié le premier. Le lecteur moderne a tellement l’habitude du langage abstrait qu’il le voit comme une réalité et non comme un système ; il s’obstine à traduire en abstraction les images mythiques ou poétiques. Il oublie qu’il s’agit de deux langages, de deux jeux de signes, et ne considère le plus ancien, celui des cosmogonies et des rêves, que comme un déguisement fantasque de l’autre. Chesterton a écrit que le mot symbole est, à la fois, un symbole ; pour notre époque cette observation évidente a quelque chose de paradoxal.
Les sentences d’Havrenne ne rendent la richesse dont elles sont capables qu’à ceux qui les reçoivent sur ce double plan, dans ce crépuscule indécis et voulu de l’image et de l’abstraction. On a conjecturé que n’importe quelle page sur n’importe quel sujet offre, à qui sait la déchiffrer, une révélation de l’auteur ; un homme ne peut parler que de lui et le graveur qui croit dessiner, à larges traits, des plaines, des mers et des montagnes, trace sans le savoir, son portrait secret. L’image d’Havrenne que l’œuvre nous laisse entrevoir est d’un attrait singulier. Je sais que je reviendrai souvent à ces livres ; j’y sens comme l’ombre involontaire d’une présence pensive et subtile.
Jorge-Luis BORGES,
Buenos-Aires, octobre 1957.
* Toutes les citations sont extraites du livre mentionné,
sauf indiqué.
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