Nous
sommes de la même étoffe que les songes,
Et
les songes ouvrent leurs yeux, pareils
À
de petits enfants sous les cerisiers
De
la cime desquels la course d'or pâle
De
la pleine lune s'élève à travers la vaste nuit.
… Ce
n'est pas autrement que surgissent nos songes.
Hugo
von Hofmannsthal, Le lien d'ombre
(éditions Verdier, 2006 -
traduction Jean-Yves Masson)
« Personne
qui nourrit son esprit de chimères », me dit d’autorité le
dictionnaire à l'endroit du songe-creux,
sans autre considération, espoir de nuance ou d’approfondissement.
Il est vrai que la Chimère, ayant impulsé le combat des premiers
dieux, n'est pas tenue en haute estime et peut s'avérer une
nourriture spirituelle dangereuse : outre sa malfaisance
légendaire, « lion par-devant, serpent par-derrière, chèvre
au milieu » et cracheuse de feu selon l'Iliade de Homère, la
Créature fantastique a fauté dès le départ, par vice de forme et
excès de représentation, sans toutefois cesser d'engendrer et de
muter sous des aspects hybrides étrangers au monde observable,
monstres échappant à la classification des espèces, dont la taxe
de redevance ne nous est cependant pas inconnue quand, de pure
fantaisie, telle chimère se transforme subrepticement en cauchemar
et redoutable questionnement. Au pluriel du sens commun, les chimères
ont de nos jours beaucoup perdu de leur pouvoir de séduction (bien
que l'industrie cinématographique leur fournisse encore des
possibilités d'emploi terrifiant) et sont plus banalement
considérées comme le produit fumeux de fantasmes absurdes, de
spéculations cométaires. Songer
creux
est une activité qui reste néanmoins gratuite et dont l’innocuité
apparente est peut-être, indirectement, la plus dérangeante,
surtout pour ceux qui se préoccupent de déterminer à chaque pas le
sens et la valeur de leur propre occupation. Pourrait-on d'ailleurs
penser
plein ?
Chacun l'envisagera à sa convenance, en limite du bombé, du renflé,
de la bouffissure et de la boursouflure. Tout le monde n'est pas
think
tanker ou
brillant laborantin de la postmodernité.
À
l'opposé de ceux-ci, comme l'oisillon chutant du nid, perdu dans les
les nuées de ses pensées-baudruches, le songe-creux gît dans le
vague, se leurre à toute heure, extravague ; il dérive,
échappe à la raison, manque de décision, de sens pratique,
d’apport social, de force tellurique (alors même que la Chimère
ou son équivalent mâle, le Dragon, semble née de ravages
volcaniques bien réels). Tout individu qui s’y laisse entraîner
est en général soupçonné de s’y complaire, s'il ne parvient pas
lui-même à mettre ses songeries sur le compte d'une saine
méditation. On le rappelle forcément à l’ordre, considérant
que… Mais au fait, à quel ordre la Terre peut-elle prétendre,
de quel « plan » universel saurait-elle être réduite,
déduite, subsumée ? Le grand Architecte, s'il a daigné en rédiger
la notice, n'a pas fourni le mode d’emploi. Après qu'il ait fui
dans l'Infini sans laisser de numéro pour le joindre, il a fallu se
débrouiller seuls, tant bien que mal, et il semble au final (mais
nous n'y sommes pas encore, après que certains l'eussent cru) que ce
monde où nous sommes, les pieds sur le bitume ou la tête dans
l'ozone, soit devenu pour une bonne part le produit de notre
imagination, qui heureusement laisse toujours à désirer.
Mais l’imagination met en forme, tandis que le songe est supposé
broder en dehors du motif, qu'il se voit par conséquent qualifié
d'informe, de difforme –
avatar d'une « réalité » qui reste non infirmée,
inaccomplie.
C'est assez long à exprimer, et malgré tout un peu vite dit !
Rémy Leboissetier, Abécédaire de Titta Caouanne (extrait)
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