Portrait de Grandville par Benjamin Roubaud |
J. J. Grandville
s’inscrit de bon droit au patrimoine français des arts graphiques, même s’il
est à regretter que son œuvre ne soit toujours pas mise plus largement à
disposition et portée à meilleure connaissance du public. La qualification de "caricaturiste", assurément restrictive, n’a pas permis de prendre la
pleine mesure de son talent. Certes, Grandville fut caricaturiste, d’ailleurs précocement,
mais il fut aussi bien plus que ça, ses dessins et estampes ouvrant à une
dimension plus grande, traçant une voie originale qui dépasse les limites du
genre, se rangent aujourd’hui parmi les trésors de l’illustration et de la
création graphique en général.
Jean Ignace Isidore Gérard naît le 13 septembre 1803 à Nancy, y grandit et reçoit ses premières leçons de dessin de son père, peintre miniaturiste. Connu plus tard sous le pseudonyme de Jean-Jacques Grandville (du nom de scène qu’il a repris de grands-parents comédiens) il sera toujours appelé Adolphe par les siens, du prénom d’un frère mort deux mois avant sa naissance. Déjà, la mort rôde et continuera de l’accompagner tout au long de sa vie, relativement courte. Dans un premier temps, donc, le prénommé Adolphe suit les enseignements de son père puis s’émancipe assez rapidement du dessin traditionnel, se faisant une spécialité de "défigurer ces physionomies que l’adulte met tout son art à figurer". Son talent s’affirme et il développe son art du grotesque (qui est à l’origine même de la caricature).
Dans l’histoire de l’art, Nancy garde
la mémoire du célèbre dessinateur et graveur lorrain Jacques Callot (1592-1635),
l’auteur des Grandes misères de la guerre,
de la série des Gobbi et des Balli et qui fit connaître en France les
personnages de la Commedia dell’arte.
Il n’est pas indifférent de savoir que Grandville est né
dans la patrie de Callot, car il a plus d’un trait de ressemblance avec le graveur
de Nancy : et d'abord de l'esprit, de l'observation, l'humeur polémique ;
puis un mélange tout à fait imprévu de réalisme et d'idéal, une forme correcte,
positive, aride même, mise au service des plus fantastiques inventions ; un
contour net enfermant une idée souvent indécise, un contraste perpétuel enfin
entre l'élévation de la pensée et la prose du crayon.
Notice sur
Grandville, de Charles Blanc, préface aux Métamorphoses du Jou
(édition Gustave Havard, 1854)
Capitale du Duché de Lorraine et
important carrefour commercial, Nancy n’est plus, après la chute de l’Empire en
1815, qu’une ville de province appauvrie, déclinante. Au foyer des Gérard, la
vie n’est pas facile…
Du milieu à la fin du XVIIIe siècle,
la caricature connaît un succès important, en Allemagne (Chodowiecki, Busch) et
surtout en Angleterre, avec des dessinateurs comme James Gillray, Thomas
Rowlandson, Henry William Burnbury ou George Cruikshank et cette forme d’expression
s’étendra en France, véhiculée par la nouvelle presse satirique. Dès 1820, Grandville
conçoit des créatures hybrides, mi-hommes mi-animales qui deviendront
rapidement la marque de son talent et qui ne le quitteront plus. Cet art de la
métaphore animale et de l’analogie n’est pas sans lien avec l’essor de la
physiognomonie, "science" (indéfendable aujourd'hui) mise en avant par l’écrivain suisse
Johann Kaspar Lavater, qui eut une grande influence sur l’art des
caricaturistes. Grandville y porte manifestement de l’intérêt, même si son art
de la métaphore animale s’attache avant tout à une
mise en scène du symbole et à l’allusion, ainsi qu’à de plus anciennes formes
de cryptographie.
Un
texte instructif de Philippe Kaenel, professeur d’histoire de l’art, maître
d’enseignement et de recherche à l’Université de Lausanne, sur les liens de
Grandville avec la physiognomonie, l’histoire naturelle, l’anthropomorphie et
la typologie socio-politique balzacienne :
Le Buffon del'humanité La zoologie politique de J.-J. Grandville (1803-1847)", in Revue de l'Art, n°74, 1986
Deux planches de Grandville parues dans le Magasin pittoresque, 1843 |
Premiers recueils de
lithographies
Le peintre miniaturiste Léon Larue (1785-1834), connu sous
le nom de Mansion détecte le talent de Grandville et le fait venir à Paris en
1824.
Chez Mansion, qui l’avait pris dans son atelier, il imagina
un jeu de cartes fantastique de cinquante deux pièces, que Mansion trouva si
remarquables qu'après les avoir corrigées du regard, il les publia sous son
nom, avec le titre de Sibylle des Salons.
Charles Blanc, ouvrage cité
Il collabore à quelques publications avant de réaliser sous
son nom une série de 73 lithographies dans lesquelles des personnages humains
sont représentés avec une tête d'animal et mis en scène dans un rôle de la "comédie
humaine", œuvres accompagnées de textes d’auteurs divers : Les Métamorphoses du jour (1828-29) auront un très grand succès et susciteront
des imitations de la part d’autres artistes, ce dont Grandville ne manquera pas
de se plaindre. En tout cas, à 26 ans, il est à présent un dessinateur célèbre,
mais pas forcément bien riche.
Il devient ensuite l’élève d’un peintre qui veut l’initier à
son art, mais la peinture l’embarrasse, il répugne à ce procédé et ses entraves
matérielles qui l’empêchent d’exprimer librement sa pensée. Grandville va
ensuite dessiner des costumes de théâtre, et puis c’est l’apparition d’une nouvelle
technique d’impression et de représentation qui contribuera singulièrement à la
gloire de Grandville : la lithographie (découverte en 1796, puis largement
utilisée au début du XIXe).
Grandville voulut exécuter la lithographie à la manière
d’une gravure : au lieu de grener son dessin ou de l’estomper, il arrêta vivement
ses contours, ombrant avec des hachures, précisant de plus en plus ses formes
au moyen des tailles, et faisant entrer ses figures dans la pierre avec son
crayon, comme il les eût rentrées dans le cuivre avec un burin. C'est
absolument l'histoire de Callot, lorsqu'il imagina de substituer au vernis mou,
dont se servaient les graveurs à l'eau-forte, le vernis des luthiers, qui,
étant ferme et dur, donne plus de netteté au travail de la pointe et permet au
graveur de sculpter, pour ainsi dire, son dessin sur la planche.
Charles Blanc, ouvrage cité
Satire politique
Le courant romantique fait son entrée en France à cette
époque et ne manque pas d’influencer Grandville, qui se forge par ailleurs une
opinion libérale, anticléricale. Ses caricatures politiques caractérisées par
une merveilleuse fécondité d’inspiration satirique, suscitent bientôt
l'engouement. À la même période, Charles Philippon fonde le journal La
Silhouette (album lithographique
qui contient un volume intitulé Journal des caricatures) qui paraîtra de
décembre 1829 à janvier 1831. Grandville, associé du journal, collabore avec
Honoré Daumier, Henri Monnier, Honoré de Balzac. En novembre 1830,
durant le règne de Louis-Philippe, Charles Philippon fonde un nouveau journal hebdomadaire
satirique La Caricature, organe d’opposition au régime monarchique, Grandville
fait partie de l’équipe, avec Honoré Daumier, Achille Devéria, Auguste Raffet,
qui prennent pour cibles de leurs attaques la bourgeoisie, la corruption des
magistrats et l'incompétence du gouvernement. Malgré les procès, Philippon ne
baisse pas les bras : en 1832, il fonde et dirige un quotidien illustré, Le Charivari (qui durera plus d’un
siècle, jusqu’en 1937) qui finira par absorber La Caricature en 1843 : Grandville continue de participer à
ces publications en compagnie de Daumier et Monnier, mais aussi du photographe
Nadar (qui fut aussi caricaturiste), André Gill, Gavarni, Cham, Gustave Doré…
C’est une époque intense pour les caricaturistes, malgré les démêlés avec la
justice.
Descente dans les ateliers de la liberté de la presse, estampe |
Cette presse satirique n’a pas les faveurs de Adolphe Thiers,
qui fait promulguer en 1835, sous le règne de Louis-Philippe, une loi exigeant
une autorisation préalable pour la publication de dessins et de caricatures.
Après ce rétablissement de la censure, Grandville, viscéralement attaché à la
liberté de la presse, se sent profondément atteint par les attaques incessantes
de la police ; il est même perquisitionné et la fouille désordonnée opérée
par les gendarmes le heurte profondément.
C'est
véritablement une œuvre curieuse à contempler aujourd'hui que cette vaste série
de bouffonneries historiques qu'on appelait la Caricature, grandes archives
comiques, où tous les artistes de quelque valeur apportèrent leur contingent.
C'est un tohu-bohu, un capharnaüm, une prodigieuse comédie satanique, tantôt
bouffonne, tantôt sanglante, où défilent, affublées de costumes variés et
grotesques, toutes les honorabilités politiques. Parmi tous ces grands hommes
de la monarchie naissante, que de noms déjà oubliés ! Cette fantastique
épopée est dominée, couronnée par la pyramidale et olympienne Poire de
processive mémoire.
Baudelaire, Curiosités
esthétiques " VII. Quelques caricaturistes français"
(1868).
Réception au Palais des Poires, estampe |
Grandville illustrateur
Après cette période de mise sous contrôle, Grandville se
tourne presque exclusivement vers l'illustration d’ouvrages, tels que les
œuvres de Balzac, les Chansons de
Béranger, et classiques de la littérature : les Fables de La
Fontaine et celles de Florian, Don Quichotte, les Voyages de Gulliver,
Robinson Crusoé.
Les oreilles du lièvre, La Fontaine, 1837 |
Il continue à publier des recueils de lithographies : Les
Cent Proverbes, Les Fleurs animées, participe aux illustrations des Scènes
de la vie privée et publique des animaux, une satire initiée par Jules
Hetzel en référence à La Comédie humaine,
et au Diable à Paris. Il collabore
également au Magasin pittoresque de
Charton.
Timide à l’excès, dans son dessin aussi bien que dans la vie, Grandville n’était jamais content de lui. On ne saurait imaginer la peine que lui coûtait la moindre de ses figures ; il y dépensait un temps incroyable, une patience de bénédictin. Il y a telle de ses vignettes qu’il a recommencée dix fois, toujours armé contre lui-même de ce génie de la satire qui était son tourment et sa force.
Charles Blanc, ouvrage cité
ombres portées, La Caricature, novembre 1830 |
Le magasin pittoresque
Il est un recueil où Grandville aimait
à publier ses plus délicates fantaisies, le Magasin
pittoresque. Cette publication populaire, instructive, pleine de choses,
frappée au coin du bon goût et de l'art, et où la morale a trouvé le moyen
d'être charmante, elle plaisait par-dessus tout à notre satirique ; il l’appelait
son "cher magasin", et l'aimait d'autant plus qu'elle était
dirigée, alors comme aujourd'hui, par un homme d'élite (Édouard Charton) dont
il appréciait la distinction et l'amitié.
Charles Blanc, ouvrage cité
Drames familiaux
Il faut revenir en arrière pour comprendre l’état
psychologique de Grandville à la fin de sa vie. Le 22 juillet 1833, Grandville
épouse sa cousine Marguerite Henriette Fischer (1810-1842) et déménage dans un
nouvel appartement. Leur premier fils, Ferdinand, naît en 1834, mais ne vit que
quatre ans. Un deuxième fils, Henri, vient au monde à l'automne 1838, mais
meurt en 1841, étouffé en mangeant un morceau de pain, en présence de ses
parents. Georges, son troisième fils, naît en juillet 1842. Lors de ses
grossesses précédentes, et cette fois encore, la santé d'Henriette s'est
détériorée et elle décède le même mois d'une péritonite. En octobre 1843, Grandville
se remarie. Armand, le seul enfant de ce remariage avec Catherine Marceline
("Céline") Lhuillier (1819-1888), naît en 1845. Georges, le troisième
fils de son premier mariage, âgé de 4 ans et demi, meurt en janvier 1847 après
une courte maladie. Grandville ayant perdu en dix ans sa femme et ses trois
enfants est physiquement et mentalement brisé. Il tombe malade à plusieurs
reprises. En 1847, alors qu'il séjourne dans sa maison de villégiature de
Saint-Mandé, il est atteint d'une crise de folie et est transporté dans une
clinique de Vanves. Le pressentiment de sa mort ne le quitte pas, il l’annonce,
en dépit de l’avis des médecins et, en effet, le 17 mars, deux mois après la
mort de son fils Georges, Grandville décède.
Grandville fantastique :
plongée dans "un autre monde"
La fosse aux Doublivores (Un autre monde) |
Son art zoomorphique avait atteint un sommet en 1842 dans Scènes de la vie privée et publique des
animaux. Son œuvre s'était orientée chaque fois de manière plus prononcée
vers l'hybride, l'étrange, le monstrueux et à la suite cet ouvrage, Grandville franchit
en effet un pas supplémentaire en donnant totalement libre cours à son
imagination, pour créer son œuvre la plus étonnante, où se mêle délire et
virtuosité : Un autre monde, édité chez Fournier en 1844 ouvre à un "nouvel univers", un peu en réponse
au Voyage où il vous plaira illustré
par Tony Johannot, publié en 1843 chez Hetzel (il s'était ouvert de son idée auprès de cet éditeur et il eut le sentiment, une fois de plus, d’avoir été plagié). Un autre monde, composé de
185 gravures sur bois, comporte en sous-titre la somme et la synthèse de ses thèmes de prédilection : Transformations, visions, incarnations,
ascensions, locomotions, explorations, pérégrinations, excursions, stations,
cosmogonies, fantasmagories, rêveries, folâtreries, facéties, lubies,
métamorphoses, zoomorphoses, lithomorphoses, métempsycoses, apothéoses et
autres choses... Tout un programme !
De même que Jacques Callot créa des diableries à défrayer
tous les Charivaris du monde, de même
il n'est sorte de motifs que Grandville n'ait inventés et mis en circulation à
l'usage des journaux pour rire. On dirait que Grandville, après avoir longtemps
observé la création, a fermé les yeux, et a vu se confondre dans sa tête de songeur
les différents degrés de l'échelle des êtres, les divers étages de la vie,
depuis l'homme jusqu'au mollusque.
Charles Blanc, ouvrage cité
L’univers fantastique
de Grandville a inspiré bien des artistes après lui, depuis les surréalistes,
qui le considérèrent comme un précurseur, jusqu’aux artistes contemporains.
Un autre monde, 1844 |
Certes, c’est une œuvre insolite que la lanterne
magique de Grandville, telle un "malin génie", offre à nos yeux
déconcertés : un théâtre d’êtres fictifs et de songes, de formes inédites
où le grotesque, le bizarre, l’impossible et le monstrueux en viennent à nous déranger l’esprit. À malin, malin et demi ! Si ce n’est moi, c’est donc lui le
fou, dit le spectateur dans son trouble. Et la critique dans son ensemble
assigne l’artiste au tribunal de la folie. Aurait-elle offusqué notre bouffon
de caricaturiste, lui qui s’en fut, trimbalant marotte et grelots, conduire en
leur dernière demeure la Charge et la Fantaisie et mourir triste à la Maison de
Santé de Vanves ? Comme sa mort, son œuvre entre songe et mensonge paraît
sourdre de ce "sommeil de la raison" qui, pour Goya, "produit
les monstres". Quant à lui, sombre, discret, secret, il semble avoir
scellé un mauvais pacte avec la Reine de la Nuit. Sa vue durant, les graveurs
ont dénaturé son dessin ; après sa mort, son fils, brûlant sa
correspondance, a jeté un voile sur sa vie. Grandville ne se livre que dans les "on dit", les "non-dits" de sa vie, l’inédit de son
art.
Mais toute de faux-semblants, l’œuvre de J. J.
Grandville l’est aussi dans ces déguisements nocturnes, bien fol qui s’y
fie ! Il y a loin en effet du "caprice" au dessin de
l’artiste, positif et réaliste, consciencieux et méthodique, témoin de la
constance de son propos : montrer, dénoncer, mettre en lumière les défauts de son temps.
Extrait
de La vie et l’œuvre de J.J. Grandville,
Annie Renonciat (ACR Vilo, 1985)
Un autre monde, 1844 |
Biblio
édition "Un autre monde" chez Garnier
Pour les plus démunis, ce recueil d’œuvres mêlées
Bibliothèque nationale de France / Gallica
Scènes dela vie privée et publique des animaux
Les métamorphoses du jour
Un autre monde (basse définition)
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