Quel est l’état de la
poésie aujourd’hui ? À n’en pas douter, depuis la seconde moitié du siècle dernier, au
moins, il apparaît qu’une grande part de la poésie a franchi le mur du silence.
Quelques mohicans, qui constituent la part restante, par le soutien de modes de
représentation sonores et visuels, se résumant parfois au cri, à la « performance »,
dans le prolongement de la déflagration dadaïste de l’entre-deux-guerres, continuent
à danser autour du feu, en voie d’extinction. Mais bon, n’est pas chamane qui
veut. Alors plus d’un poète, par constat de relégation, a choisi de tirer le rideau, de "manger sa langue" et de ruminer cette
langue à part soi, dans le commun des jours, en geste volontaire d’ex-communication, prenant le parti de se
retirer dans la zone d’ombre, refusant de servir de passe-plats à une culture
de complaisance, conforme au calendrier des programmes saisonniers, qui nous a
donné, entre autres, l’éclosion du Printemps des poètes. Au point
opposé des mises sous tutelle (voire sous scellé) et des impostures de la
posture, ces poètes-déserteurs (defectors)
continuent de perforer le silence, rongeant la chair jusqu’à l’os, bien
conscients d’y perdre toute espèce de "raison sociale", se privant
par là des moyens de subsistance conventionnés et subventionnés. Jamais sans
doute on aura autant effacé les traces, brouillé les pistes, maintenu la tête
de la poésie sous l’eau pour la noyer, l’enliser dans "l’infini
reportage", situation depuis longtemps prophétisée par Karl Kraus, réaffirmée
par Walter Benjamin ou Adorno. Les poètes de cette nature, dont la parole a été
rendu inaudible par les flux débordants de la communication, ont refermé la
porte de leur chambre d’amour et,
somme toute, retrouvé la profondeur du sens, la solitude essentielle, l’épreuve
de la durée. Droit de réserve d’une écriture qu’on a dit relever du désastre et
s’inscrit encore, sous d’autres formes, comme telle, qui cependant entretient secrètement
sa passion du mystère, se confronte à de nouvelles énigmes. Roberto Juarroz, et
plus anciennement Fernando Pessoa — mais on pourrait en citer plein, dont
Blanchot, le bien nommé — auront maintenu jusqu’au bout cette pureté de voix, qui fait dire au final "qui m’aime me lise". Sur
le fonds de son propre investissement, le poète actuel ne peut espérer que d’apporter à
quelques lecteurs, dans le cours du quotidien événementiel, un îlot d’avènement
durable.
Tout cela
pour dire que François Jacqmin, homme infiniment discret, né dans la province
de Liège en 1929, mort en 1992, est assurément un des grands poètes de la deuxième
moitié du siècle dernier, doué « d’une effroyable exigence », qui se
tient encore en limite du visible (et du lisible). Rien de plus essentiel chez
Jacqmin et de moins savant, de moins référencé, dans sa dimension proprement métaphysique,
qui parvient à replacer la poésie dans sa noèse (acte de pensée et pensée en action) et de nous y
emmener de manière imprévue, sans effet de manche ni quelconque gesticulation.
Comme le note Pierre-Yves Soucy dans son essai L’incertitude à l’œuvre [1],
« elle marque une intention manifeste de retenue alors que son auteur
redoutait l'expansion complaisante des
idées… Il dédaignait les approximations exubérantes afin de faire prévaloir
l'expression la plus concentrée, la plus incisive ».
Et pourtant, qu’est-ce qui pourrait me retenir au fond dans
cette poésie, dont je me sens a priori
si éloigné, appréciant pour mon compte les dérapages de la langue, les excès,
les détournements, les jongleries ? Rien de plus essentiel, je le répète,
et rien finalement de plus sobre et de plus riche, en substance, que de se retrouver
tout à coup au point de butée d’une aporie philosophique, pris au piège du
raisonnement, face à l’écran opaque d’une logique devenue défaillante, de se
tenir en position d’équilibre dangereuse, au bord de l’impensable, prêt à
plonger dans le grand bain d’acide de l’existence. La poésie de Jacqmin, « noire,
abstraite et taciturne » selon les mots de Laurent Albarracin [2], porte
la poésie à la pointe de son mystère diamantaire — la question de la question
de la question — et c’est pourquoi cette voix est si précieuse, expression de
l’incertitude qui prend acte de sa dépossession, mais n’en continue pas moins de
forcer l’indicible pour en faire ressentir l’ineffable.
Lorsqu’on
suit la pente d’un argument jusqu’à
sa
preuve,
on
s’aperçoit qu’il n’y a rien à soutenir.
Ne sachant
pas que le mot
engendre
plus de distance que l’espace,
d’aucuns se
sont résolus à parler comme on se met
en chemin
par un
temps noir de bise. On les a retrouvés
morts
dans la
poussière blanche de la signification.
Le livre de la neige, extrait.
[1] Revue Textyles N°13, Lettres du jour I, 1996. La même revue des
lettres belges de langue française a consacré son N°35 à François Jacqmin,
2009.
[2] Dans la lecture brillante qu'il en fait, à l'occasion de la publication posthume de Eléments de géométrie (éditions Tetras Lyre, 2005).
Présentation de François Jacqmin, Université de Liège
Promenade photographique à travers Les saisons
de F. Jacqmin
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