La symbolique, pas plus que les croyances populaires, ne font de différence entre le lièvre et le lapin. Pour certaines civilisations anciennes, le lièvre était un « animal de la lune » car les taches sombres que l’on peut voir sur le disque lunaire ressemblent à un lièvre en pleine course.

Encyclopédie des symboles (sous la direction de Michel Cazenave, La Pochothèque,1996)


auteur-éditeur : www.remy-leboissetier.fr

mercredi 13 mars 2013

Le perce-oreille du Luxembourg, André Baillon [Espace nord, 2012]

André Baillon fut un écrivain véritablement « habité ». On sort de la lecture du Perce-oreille du Luxembourg avec ce sentiment d'évidence, ouvrage assez trouble pour le reste, dont l'histoire instille une vague sensation de malaise, mêlée de comique. Considérée un temps comme la voix d'un « populisme social », teintée de naturalisme pas si faussement d'ailleurs, compte tenu de l'entourage de l'auteur et du contexte politique de l'époque , l'œuvre d'André Baillon est tout à fait singulière, mais la singularité ne suffit pas toujours à confirmer la valeur d'un talent véritable. Mis à l'épreuve du temps, celui de Baillon est enfin acquis, au point que ses livres se voient maintenant régulièrement réédités, après une période d'oubli assez longue, ou disons d'inadéquation (la marginalité qui constitue une matière importante de ses livres en est probablement un des motifs). André Baillon aura travaillé dur : après ses premiers essais, insatisfait, il trouvera sa voie assez tardivement avant de publier tous ses livres en l'espace de dix années environ, non sans généreux soutiens d'ailleurs, et qui firent l'objet de nombreux commentaires, avant et après sa mort (entre 1945 et 1951, pas moins de six livres lui furent consacrés). Ses écrits sont essentiellement fondés sur sa vie personnelle – nous sommes dans le genre autobiographique, où le moi et le surmoi s'interpellent, se griffent, s'exaltent ou s'accablent, dans une sérieuse autodérision, un humour acide ; une forme de récit romancé qui, selon les mots de Daniel Laroche, apparaît « étonnamment moderne », par le « rejet de toute emphase et mélodrame ».

Ce combat est celui d'un être meurtri, instable et fragile psychologiquement, car l'auteur connaît la noirceur de l'existence, les démons de la névrose qui le tenaillent depuis l'enfance. André Baillon, avec cette lucidité inquiète, essayait d'échapper aux mailles du filet, cherchait sans cesse une rémittence de ses tourments... Il y parvint même, et bien plus que de raison, mais en jouant fatalement au chat avec la folie. Cette sensation de sort implacable s'accroche à son écriture et comme il en sent la marque profonde, cela lui donne en même temps une liberté paradoxale ; liberté à sa mesure, pour laquelle il eut à sa battre de toutes forces et qu'il s'astreint à surveiller étroitement, malgré les apparences délirantes, afin d'atteindre un niveau de qualité littéraire et stylistique exigent, un art personnel qui lui fera heureusement éviter les pièges d'une nature morbide et d'un réalisme misérable. La « planche de Pascal »(1), qui parcourt tout Le Perce-oreille du Luxembourg est bien celle d'un émouvant funambule, sachant très bien que le bois sur lequel il évolue est dangereusement vermoulu.

L'édition 2012 du Perce-oreille du Luxembourg (excellente collection Espace Nord de la Fédération Wallonie-Bruxelles) permet de mieux s'informer de la vie et par là même, de mieux appréhender l’œuvre d'André Baillon, de comprendre que celles-ci « s'articulent selon une dialectique complexe, et que, contrairement au schéma classique, c'est la première qui doit être lue à la lumière de la seconde », selon ce qu'en propose Daniel Laroche dans sa lecture en fin d'ouvrage.

(1) Pascal écrit :
"Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer." (fragment 41, édition Le Guern)

Né en avril 1875 à Anvers, deuxième enfant d'un entrepreneur industriel et d'une mère issue de la haute bourgeoisie libérale, André Baillon aurait pu vivre une enfance paisible et confortable. Au lieu de cela, le malheur s'abat très vite sur la famille : le père meurt un mois après sa naissance et à l'âge de 6 ans, c'est au tour de sa mère. Les deux frères devenus orphelins sont recueillis en province par la famille paternelle. Mis en pension chez les religieuses puis renvoyé de chez les Jésuites, André Baillon entre néanmoins à l’École Polytechnique à Louvain, dont il sortira premier. Durant cette période, il mène une vie libre et agitée avec Rosine, une chanteuse de café-concert, s'endette, et quitte Louvain en 1896, renonçant à sa carrière d'ingénieur. Son héritage dilapidé (par Rosine, dira-t-on), il tente de se suicider à Ostende, puis se retrouve cafetier à Liège. Son frère Julien le recueille à Bruxelles et il commence à publier en 1899 ses premiers écrits en revue. En 1902, il épouse Marie Vandenberghe, ex-prostituée, et au cours de l'année, il est tantôt à la ville, à Bruxelles, tantôt à la campagne, à Westmalle (où il se lance dans un élevage de poules). Commis chez un receveur, il travaille l'année suivante comme secrétaire de rédaction (nocturne) pour un journal, La Dernière Heure. Il continue de séjourner à Bruxelles et Westmalle. En 1912, il rencontre Germaine Lievens, pianiste célèbre, puis quitte Marie l'année suivante. Durant la guerre, le couple demeure à Boendael, où Baillon connaît un calme relatif de ses accès de neurasthénie. C'est là qu'il écrit son premier livre, Histoire d'une Marie, qui sera publié en 1921, après Moi, quelque part, écrit en 1919 (repris plus tard sous le titre En sabots). En 1920, il s’installe à Paris avec Marie et Germaine et fait des rencontres dans le milieu littéraire (Vildrac, Colette, Duhamel, Michaux). La santé de Baillon se dégrade néanmoins et il est interné à La Salpêtrière en début d'année 1923 puis en août 1924. Ses livres se succèdent alors : Zonzon Pépette (1923), Par fil spécial, Un homme si simple (1924), Chalet I (1926), Délires (1927), Le perce-oreille du Luxembourg (1928). Baillon éprouve une grande fatigue, mais trouvera encore la force d'écrire trois ouvrages. En 1932, après une tentative de suicide l'année précédente, il meurt des suites d'une absorption de somnifères, à l'hôpital de Saint Germain-en-Laye.

Un extrait valant mieux qu'un long discours, voici un passage du livre où Marcel, le narrateur, dépeint celui qu'il tient pour sa « bête noire », le bien-nommé Dupéché qui, en sa présence, avait dans son enfance écrasé un perce-oreille de son talon. Marcel retrouve cette relation bien des années plus tard et la compagnie de cet homme, qu'il diabolise, vire à l'obsession :

« Recette : prenez une parcelle de vérité dénaturée, enveloppez-la dans un tissu de mensonges raffinés, mettez tremper ce produit dans cinq litres de bave jalouse, versez là-dessus cent grammes de haine diabolique, cent grammes de machiavélisme concentré, cent grammes d'extrait vindicatif, cent grammes d'ambition dévorante, n'omettez pas cinq cent grammes de pensées à tournure pornographique, malaxez, brassez le tout à l'ombre en y ajoutant quelques matières impalpables mais très efficaces, soit cent grammes d'extrait d'influence sur autrui, cent grammes de vanité, cent grammes de vantardise, plus quelques clins d’œil pervers et quelques autres choses dont je parlerai plus tard, et vous obtiendrez un venin inoffensif en comparaison de celui qui emplissait l'âme de Dupéché. »

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