André
Baillon fut un écrivain véritablement « habité ».
On sort de la lecture du Perce-oreille
du Luxembourg
avec ce sentiment d'évidence, ouvrage assez trouble pour le reste,
dont l'histoire instille une vague sensation de malaise, mêlée de
comique. Considérée un temps comme la voix d'un « populisme
social », teintée de naturalisme –
pas si faussement d'ailleurs, compte tenu de l'entourage de l'auteur
et du contexte politique de l'époque –,
l'œuvre d'André Baillon est tout à fait singulière, mais la
singularité ne suffit pas toujours à confirmer la valeur d'un
talent véritable. Mis à l'épreuve du temps, celui de Baillon est
enfin acquis, au point que ses livres se voient maintenant
régulièrement réédités, après une période d'oubli assez
longue, ou disons d'inadéquation (la marginalité qui constitue une
matière importante de ses livres en est probablement un des motifs).
André Baillon aura travaillé dur : après ses premiers essais,
insatisfait, il trouvera sa voie assez tardivement avant de publier
tous ses livres en l'espace de dix années environ, non sans généreux
soutiens d'ailleurs, et qui firent l'objet de nombreux commentaires,
avant et après sa mort (entre 1945 et 1951, pas moins de six livres
lui furent consacrés). Ses écrits sont essentiellement fondés sur
sa vie personnelle – nous sommes dans le genre autobiographique, où
le moi et le surmoi s'interpellent, se griffent, s'exaltent ou
s'accablent, dans une sérieuse autodérision, un humour acide ;
une forme de récit romancé qui, selon les mots de Daniel Laroche,
apparaît « étonnamment moderne », par le « rejet
de toute emphase et mélodrame ».
Ce
combat est celui d'un être meurtri, instable et fragile
psychologiquement, car
l'auteur connaît la noirceur de l'existence, les démons de la
névrose qui le tenaillent depuis l'enfance. André Baillon, avec
cette lucidité inquiète, essayait d'échapper aux mailles du filet,
cherchait sans cesse une rémittence de ses tourments... Il y parvint
même, et bien plus que de raison, mais en jouant fatalement au chat
avec la folie. Cette sensation de sort implacable s'accroche à son
écriture et comme il en sent la
marque profonde,
cela lui donne en même temps une liberté paradoxale ; liberté
à sa mesure, pour laquelle il eut à sa battre de toutes forces et
qu'il s'astreint à surveiller étroitement, malgré les apparences
délirantes, afin d'atteindre un niveau de qualité littéraire et
stylistique exigent, un art personnel qui lui fera heureusement
éviter les pièges d'une nature morbide et d'un réalisme misérable.
La « planche de Pascal »(1),
qui parcourt tout Le
Perce-oreille du Luxembourg
est bien celle d'un émouvant funambule, sachant très bien que le
bois sur lequel il évolue est dangereusement vermoulu.
L'édition
2012 du Perce-oreille
du Luxembourg
(excellente collection Espace
Nord
de la Fédération Wallonie-Bruxelles) permet de mieux s'informer de
la vie et par là même, de mieux appréhender l’œuvre d'André
Baillon, de
comprendre que celles-ci « s'articulent selon une dialectique
complexe, et que, contrairement au schéma classique, c'est la
première qui doit être lue à la lumière de la seconde »,
selon ce qu'en propose Daniel Laroche dans sa lecture
en fin d'ouvrage.
(1)
Pascal
écrit :
"Le
plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne
faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le
convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en
sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer." (fragment
41, édition Le Guern)
Né
en avril 1875 à Anvers, deuxième enfant d'un entrepreneur
industriel et d'une mère issue de la haute bourgeoisie libérale,
André Baillon aurait pu vivre une enfance paisible et confortable.
Au lieu de cela, le malheur s'abat très vite sur la famille :
le père meurt un mois après sa naissance et à l'âge de 6 ans,
c'est au tour de sa mère. Les deux frères devenus orphelins sont
recueillis en province par la famille paternelle. Mis en pension chez
les religieuses puis renvoyé de chez les Jésuites, André Baillon
entre néanmoins à l’École Polytechnique à Louvain, dont il
sortira premier. Durant cette période, il mène une vie libre et
agitée avec Rosine, une chanteuse de café-concert, s'endette, et
quitte Louvain en 1896, renonçant à sa carrière d'ingénieur. Son
héritage dilapidé (par Rosine, dira-t-on), il tente de se suicider
à Ostende, puis se retrouve cafetier à Liège. Son frère Julien le
recueille à Bruxelles et il commence à publier en 1899 ses premiers
écrits en revue. En 1902, il épouse Marie Vandenberghe,
ex-prostituée, et au cours de l'année, il est tantôt à la ville,
à Bruxelles, tantôt à la campagne, à Westmalle (où il se lance
dans un élevage de poules). Commis chez un receveur, il travaille
l'année suivante comme secrétaire de rédaction (nocturne) pour un
journal, La
Dernière Heure.
Il continue de séjourner à Bruxelles et Westmalle. En 1912, il
rencontre Germaine Lievens, pianiste célèbre, puis quitte Marie
l'année suivante. Durant la guerre, le couple demeure à Boendael,
où Baillon connaît un calme relatif de ses accès de neurasthénie.
C'est là qu'il écrit son premier livre, Histoire
d'une Marie,
qui sera publié en 1921, après Moi,
quelque part,
écrit en 1919 (repris plus tard sous le titre En
sabots).
En 1920, il s’installe à Paris avec Marie et Germaine et fait des
rencontres dans le milieu littéraire (Vildrac, Colette, Duhamel,
Michaux). La santé de Baillon se dégrade néanmoins et il est
interné à La Salpêtrière en début d'année 1923 puis en août
1924. Ses livres se succèdent alors : Zonzon
Pépette
(1923), Par
fil spécial,
Un homme
si simple
(1924), Chalet
I (1926),
Délires
(1927), Le
perce-oreille du Luxembourg
(1928). Baillon éprouve une grande fatigue, mais trouvera encore la
force d'écrire trois ouvrages. En 1932, après une tentative de
suicide l'année précédente, il meurt des suites d'une absorption
de somnifères, à l'hôpital de Saint Germain-en-Laye.
Un
extrait valant mieux qu'un long discours, voici un passage du
livre où Marcel, le narrateur, dépeint celui qu'il tient pour sa
« bête noire », le bien-nommé Dupéché qui, en sa
présence, avait dans son enfance écrasé un perce-oreille de son
talon. Marcel retrouve cette relation bien des années plus tard et
la compagnie de cet homme, qu'il diabolise, vire à l'obsession :
« Recette :
prenez une parcelle de vérité dénaturée, enveloppez-la dans un
tissu de mensonges raffinés, mettez tremper ce produit dans cinq
litres de bave jalouse, versez là-dessus cent grammes de haine
diabolique, cent grammes de machiavélisme concentré, cent grammes
d'extrait vindicatif, cent grammes d'ambition dévorante, n'omettez
pas cinq cent grammes de pensées à tournure pornographique,
malaxez, brassez le tout à
l'ombre
en y ajoutant quelques matières impalpables mais très efficaces,
soit cent grammes d'extrait d'influence sur autrui, cent grammes de
vanité, cent grammes de vantardise, plus quelques clins d’œil
pervers et quelques autres choses dont je parlerai plus tard, et vous
obtiendrez un venin inoffensif en comparaison de celui qui emplissait
l'âme de Dupéché. »
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