Au
terme d'une vie d'aventurier-dessinateur au long cours, terminée en
queue de pois(s)on le mardi 2 avril, Frédéric Othon (Théodore)
Aristidès s'est fait la belle. Le principe d'Archimède ne l'aura
pas sauvé du naufrage commun, mais lui aura peut-être permis de
rejoindre à temps, poussé par les mystérieux courants marins, le
deuxième A des lettres de l'Océan Atlantique – c'est ma fille qui
le dit et je suis évidemment porté à la croire, elle qui s'est
« abreuvée » toute petite à la source philémonienne –,
à moins que ces courants, par caprice, ne l'aient ramené en fin de
cycle quelque part sur une île en Méditerranée, dans la patrie de
ses illustres ancêtres.
As
du montage narratif, funambule de la case (ou de l'anti-case, à la
façon de Marc-Antoine Mathieu), celui qui avait préféré adopter,
comme beaucoup d'autres gens du métier, un nom aussi bref que
possible, le dessinateur Fred nous laisse quelques trésors qui
viennent grossir notre patrimoine culturel commun – corpus
de légendes issues d'un vieux fonds de mythologies et de
littératures aventurières, qui se découvre principalement dans la
série des Philémon, cette série présumée pour enfants
(vivement conseillée aux parents pour développer l'imagination des
leurs), qui comptera 15 albums jusqu'en 1987 (un 16e album –
inattendu ou trop attendu – intitulé Le Train où vont les
choses a été publié in extremis le 22 février 2013).

Plus
proche de l'âne Anatole que de l'adolescent Philémon,
on sent bien que Fred se montrait assez réticent à se conformer à
la loi coercitive des albums de séries (il regrettait lui-même la
disparition des revues qui publiait les « planches à
épisodes » pouvant être réunies ensuite en albums),
craignant que son imagination finisse par s'y faire enfermer. Crainte
justifiée... On sent dans la succession des albums le piège se
resserrer, non pas tant en raison d'une imagination qui s'émousse,
laquelle continue à lui fournir de belles idées, mais par une part
d'improvisation toujours plus grande (motivée par un besoin de
liberté légitime et une humeur vagabonde) qui ne garantit pas
toujours la cohésion de l'ensemble. De mon point de vue, les six
premiers tomes sont parfaits et Simbabbad de Batbad en
constitue l'apogée.

Par
ailleurs, Fred a mis en images, en teintes de gris également, des
fragments du Journal
de Jules (Renard) avec une malice que n'aurait certainement pas
reniée son auteur. Il avait aussi un vrai talent d'affichiste et de
caricaturiste, mais s'avouait peu intéressé par le dessin de
presse : contrairement à ses acolytes Cabu, Gébé, Wolinsky,
Reiser, qui aimaient volontiers se frotter au social et au monde
politique, le talent de Fred se révèle mal adapté au rythme d'une
trop pressante actualité...

Faisant
retour à ses premières histoires, réunies par la suite dans
plusieurs volumes publiés sous le titre Le fond de l'air est...
il serait injuste de passer sous silence la série exquise des Petits
métiers, que Fred a pour une part réintroduite dans la série
des Philémon. Organisant depuis plusieurs années la matière
d'un répertoire des métiers imaginaires (Mysteriorum Ministerium),
issue de la création littéraire et graphique, j'ai moi-même fait
référence aux inventions de Fred dans ce domaine, dont il a été
un contributeur important (au même titre que l'écrivain André
Hardellet, avec qui il a d'ailleurs certains points communs, une
exigence artistique bien sûr, en même temps qu'un côté
« populaire » et des manières de franc-parler). Je me
suis permis pour l'occasion, en tant que propriétaire-récoltant,
d'écrire de « petites proses » à partir de la série
des « petits métiers » du dessinateur Fred, qui compte
entre autres le réparateur de miroirs, le tueur de ramasseurs
d'épingles, les tricoteuses de pelotes sauvages, le rémouleur de
céleri et le tailleur d'ombres, ici présent :
Le
tailleur
d’ombres,
tirant la carriole qui contient ses outils et un grand rouleau de
tissu noir, fait tinter sa cloche et mêle son cri à celui des
marchands ambulants :
—
Taille, répare, ajuste les ombres !
Quelques
curieux s’avancent, mais beaucoup l’évitent, au motif qu’il a
commerce avec le diable et atteint bientôt l’âge de deux cents
ans ! (Il est vrai que le tailleur d’ombres n’a pas d’ombre,
mais l’intéressé, fendu d’un sourire malicieux, en justifie
l’état de façon proverbiale : « Les tailleurs d’ombres
sont toujours les plus mal ombrés »). à
l’appui de sa mauvaise réputation, on raconte cette vieille
histoire d’un tailleur d’ombres ambulant qui sabota l’ombre de
son client. Accusé de tant de maladresse, le tailleur mit en cause
les gesticulations de son client, dont l’ombre était malgré tout
réduite à néant. Irrité, le marchand lui fournit celle d’un
rat, pour le dépanner. Le client s’offusqua, mais il était trop
tard : après avoir opéré très vite à son ajustement, le
tailleur s’était défilé, sitôt qu’il avait senti que son
ombre, telle une greffe, avait prise.
Or, voilà qu’au coin d’une rue, notre homme rencontra un vilain
matou. L’homme se sentit soudain tiré en arrière, se débattit
avec force, en vain : son ombre apeurée l’entraîna
irrésistiblement vers la rigole et l’emporta dans les égouts.
Bien
entendu, la confrérie des tailleurs d’ombres dément les faits et
s’insurge contre cette infamie, s’appliquant depuis à effacer
l’ombre du soupçon, cette marque impalpable qui s’avère avec le
temps malheureusement indélébile.
Rémy
Leboissetier, extrait de Mysteriorum
Ministerium - contribution à un inventaire des métiers imaginaires - inédit.